Le film parle essentiellement de vanité, c’est le point commun de nos trois têtes d’affiche, Simon, Francen et Jouvet : une vanité de comédien contrariée. Le premier ne put jamais manifester son talent, le second n’eut jamais droit à la reconnaissance que son talent exigeait, et le troisième assiste à l’extinction de son brillant succès, en particulier auprès des femmes. Leurs vieilles chairs molles se décomposent ainsi dans le jus putride des remords et touillent le souvenir de leur gloire déçue dans leur crâne ramolli.
J'en fais des caisses. Le film ne va pas si loin, il n’est pas si noir.
Chacun a une blessure au cœur, qui est plus qu’une simple entaille dans leur égo. Simon regrette de n’avoir jamais eu d’enfants. Francen pleure encore la disparition de sa femme – la seule qu’il est jamais aimé. On se fait des petites tracasseries mais tout le monde a bon fond, sauf Jouvet, qui est un pur salopard. Et si tous les autres vieux ont de la nostalgie pour leurs belles années – évidemment : lieu commun – ils ne tournent pas tous à l’aigre. Ainsi, un couple de vieillards adoucit le tableau. Forts d’un amour demeuré vivace, prolifique même, et consacré à la fin du film par un mariage – d’où viendra le salut de l’hospice – ils forment un portrait tendre, attachant et vrai. S’il y a dans ce film des cabotins, ce ne sont certainement pas eux.
Car on reproche beaucoup aux acteurs leur cabotinage, mais ce défaut n’a en rien entamé mon plaisir. Certes, il m'est difficile de distinguer, avec quatre-vingt-cinq ans de distance, ce qui relève du surjeu et ce qui approche de la vérité.
Michel Simon, toujours aussi bon – le contraire est-il possible ? – en vieillard, domine tout le reste de la distribution : tantôt malicieux, voire franchement méchant face à Francen, tantôt tendre et mélancolique avec la jeunesse en short de boy-scout qui le console des ratés de sa vie, tantôt contestataire et ivre, haranguant les vieilles badernes pour servir ses ambitions révolutionnaires. Toujours juste, toujours touchant, toujours grand.
Je ne reconnais pas dans Francen un mauvais jeu ; au contraire, je le trouve excellent pour incarner un comédien estimant hautement son statut et son art, éminemment digne et profondément amoureux de son métier : voyez le moment où il gigote d’impatience, où il halète d’excitation alors qu’il s’apprête à jouer dans la grange, devant un jeune fan journaliste ; voyez comme la joie de toucher à nouveau au métier jaillit de son sourire.
Et il me semble que Jouvet, avec son parler déclamatoire permanent, est dans le ton d’un comédien fané et finissant de pourrir de vanité jusqu’à se décomposer dans la folie. C’est le personnage le plus ridicule, car il ne se révolte jamais contre son destin, il est pathétique d’aveuglement narcissique. C’est aussi celui qui emporte le moins notre sympathie. D’autre part, Jouvet a quand même du mal à nous faire croire à son âge ; l’acteur de cinéma en pleine force de l’âge cache le comédien vieillissant, funambulisant au-dessus des précipices de la démence.
Aussi, l’idylle que l’on tente de mettre en scène entre Jouvet et Madeleine Ozeray est le point faible du film, et ne servira qu’à précipiter la déchéance de Jouvet dans le délire. C’est trop vite expédié. La jeune femme tombe amoureuse du comédien comme si c’était naturel : trop vite, trop simplement, trop facilement. Ça ne fonctionne pas, tout vieux beau qu’il est.
On pourrait aussi reprocher que l’inimitié qui oppose Francen et Simon ne soit pas davantage étayée. Cependant, pour un vieil homme qui s’enorgueillit de sa virtuosité de comédien et qui souffre de n’avoir jamais rencontré le succès, côtoyer un « semblable » pour lequel on est convaincu du manque de talent, et qui se revendique comédien, comme vous, me semble un prétexte suffisant à expliquer l’hostilité.
En tout cas, on regardera encore aujourd’hui avec délectation notre cher Michel Simon, astre lourd et rayonnant, autour duquel gravite un film et quelques acteurs.