La Soci était du spectacle
L’amour que je porte à ce film n’a d’égal que mon regret qu’il ne soit pas visible par tous, et en particulier par Socinien, brebis égarée qui trouverait dans cette étoile brillante la douce lumière seule capable de la ramener sur le droit chemin.
Il faut dire aussi que son sujet est de nature à provoquer, par mimétisme, ces élans de transmission où se mêlent à une tendresse filiale quelques sentiments moins vertueux. Pour un homme comme moi, qui parvenu à la force de l’âge est capable de démêler d’un trait d’esprit l’écheveau des rapports complexes que le cinéma fait surgir dans son esprit (malade ?), l’identification au personnage de Charles Boyer est trop tentante. A la question : quel personnage de fiction auriez vous voulu être, je réponds sans hésitation : le professeur Belinski.
Non seulement à cause des qualités que Lubitsch lui prête (profiteur, couard, parasite…), qualités restées malheureusement chez moi à l’état de défauts, mais surtout à cause de son amitié avec la jeune et innocente Cluny. Une amitié discrète mais authentique qui, défiant les codes sociaux, ne saurait outrepasser ces limites de modération sans que la subversion qu’elle contient n’éclate au grand jour et ne se transforme en acte de sédition.
Ce qui est beau et grand dans cette amitié c’est sa réserve, ce qu’elle garde sous le coude. Il suffit de rapprocher les caractères et l’on voit l’horizon des réactions que ce rapprochement provoque : on les imagine, on les devine, on les lit sur les visages. Au travers de la rencontre entre Belinski et Cluny, c’est un monde qui se dessine et la façon d’y évoluer. Tout n’y est au fond question que de place et de déplacement : une place qui représente pour ceux qui l’occupent l’accomplissement idéal de leur existence d’imbéciles auto-satisfaits ; des déplacements qui sont comme la résultante de l’horizon précédent (horizon de médiocrité qu’on n’aura jamais dépeint d’une façon aussi réjouissante), et dont Cluny, la folle ingénue, est tout à la fois la victime et l’héroïne parfaite (on le comprend dans la scène où elle se met à miauler devant le monsieur dont elle est venue déboucher l’évier).
Le monde de Cluny Brown est partagé et il n’y a finalement qu’une seule façon de choisir son camp : en étant de ceux qui donnent des noix aux écureuils, ou bien de ceux qui donnent des écureuils aux noix ("squirrels to the nuts"... ce qui signifie également : des écureuils aux cinglés).
Alors qu’il me soit permis pour un instant d’être Belinski, tentant de sauver Cluny Brown c’est-à-dire la brebis Socinien (elle se reconnaîtra, emprisonnée dans un tableau pour décorer l’atroce intérieur du pharmacien Mr. Wilson) de la normalité. La sauver de la normalité (celle de notre temps, avec sa production cinématographique dégénérée) pour qu’enfin libérée, ouverte à l’insolence du goût vrai, elle reconnaisse à leur vraie valeur les œuvres de l’esprit (les grands Hitchcock par exemple).
Peut-être (si Dieu existe) saura-t-elle, après l’édification acquise par la découverte de ce film, se détourner des blockbusters qu’une addiction certaine à Sens Critique l’amène à visionner pour alimenter ses listes malicieuses. Car il ne faut pas hésiter à prévenir notre jeunesse des dangers du réseautage, dont le moindre n’est certainement pas de céder à un suivisme moutonnier ! On ne le dira jamais assez : le site tue à son isthme !