Qui sont les monstres dans ce film ? Une créature délogée sans ménagement de son Amazonie natale par un être humain des plus monstrueux ? Une jeune muette surnommée « la débile » par une collègue râlant pour des histoires de pointeuse ? Un vieil homosexuel précieux refoulé d'un « dinner » aux tartes chimiques par un serveur refoulant aussi un couple afro-américain ? Un agent double russe trahissant son employeur américain et ses supérieurs soviétiques pour la créature ?

Toute est une question de perspective et Del Toro confirme sa vision basée sur son totem « on est toujours le monstre d'un autre ». Littéralement un monstre dans son cinéma.
Del Toro profite de ce film pour faire le procès de la société américaine des années 60. Si les monstres existent, ils sont simplement jugés de par leurs couleurs de peau, leurs handicaps, leurs choix de vie, leurs appartenances au bloc soviétique, etc. Del Toro crucifie la bien-pensance de ces années.
Rien n'est prémâché dans ce film, on peut rapidement se faire une idée sur l'identité des véritables monstres mais rien n'est figé, tout est mouvant, comme dans la vie de tous les jours. Par exemple, Giles (le voisin d’Élisa) a son étiquette d'homosexuel sur le front ... mais refuse de voir les images des manifestations d'afro-américains sévèrement et violemment réprimandées par les forces de l'ordre, il préfère se divertir. Plus cru, la créature se fait le symbole du traitement inhumain que les humains peuvent faire subir à tout ce qui est différent ... tout en mangeant un pauvre chat. Plus vicieux, Strickland, l'agent ayant capturé la créature est un monsieur tout le monde tout droit sorti des années de consommation ... il a une belle femme, 2 enfants, habite dans un quartier résidentiel, a une Cadillac, bref si le portrait se limite à cette vie de jour, on se croirait face à un épisode de Mad Men basé sur un gars un peu taiseux. Bref, on a tous en nous un petit peu de « monstre », certains plus que d'autres.
Pour moi, c'est là que réside la force du film. En effet, Del Toro ne confine pas ses personnages dans un moule bien précis, il les dessine comme des êtres (in)humains à part entière. Avec des bons, moins bons, mauvais, encore plus mauvais, côtés. Petit exemple, l'homme de main du supérieur soviétique de « Bob ». On a affaire, de prime abord, à une brute, qui abattra quand même Bob ... mais qui accepte une part de gâteau et voudrait bien un verre de lait avec. Il y a un côté « petit garçon » qui refait surface au cours de cette scène. Del Toro joue clairement avec nos codes.
Le film est également porté par l'ensemble des acteurs qui apportent leurs touches à ce film. Sally Hawkins (Elisa) est magnifique de grâce, de timidité et de force. Et qu'est ce qu'elle est belle ! Son personnage sera guidé par les forces de l'amour et par son combat pour faire accepter la différence. Elle se retrouve complément dans cette créature, ils ne savent pas s'exprimer tous les deux, ils possèdent tous les deux un corps, qu'est ce qui les différencient véritablement au final? Je pense également qu’Élisa est tourmentée par l'eau en elle-même. Sa vie commence et se confirme à proximité de l'eau. Abandonnée bébé à proximité d'un cours d'eau, après avoir été étranglée et rendue muette, elle transporte avec elle ses marques au cou, signe d'un acte effroyable, qui se révéleront salutaire. On prend le meilleur d'un acte, aussi monstrueux soit-t-il. Je n'oublie pas non plus de souligner l'explosion de désir que lui inspire l'eau.
Michael Shannon confirme son talent évident et plus particulièrement pour les rôles tourmentés. Cette acteur n'est pas qu'une gueule, il laisse transpirer quelque chose de ses interprétations. Il arrive à nous donner la nausée sans en jouer des caisses. Son rôle dans le film me rappelle son rôle dans Boardwalk Empire, grand respect de l'ordre, abandon total pour une cause autant administrative qu'inhumaine ... le tout accompagné d'une vie privée malsaine. Entre ses livres de pensées positives, son obsession pour Elisa et sa relation à ses doigts perdus ... difficile de trouver une part humaine dans ce personnage. La seule façon de lui trouver une once d'humanité est de le remettre en perspective par rapport au personnage du Général Hoyt. Comment rendre humain un inhumain ? En faisant de ce dernier un jouet entre les mains d'un personnage représentant l'ordre des choses établies. Bref, l'inhumain répond de ses actes à un commandement prônant l'inhumain. Ce dernier menaçant clairement Strickland de le faire disparaître purement et simplement de la surface de la terre et des archives-mêmes. Un trou dans l'univers. On en arrive à avoir de la compassion pour Strickland dans cette scène bien précise.
Les autres acteurs apportent tous leur pierre à l'édifice. Richard Jenkins (Giles) joue la carte de la sensibilité et Octavia Spencer (Zelda), la carte de l'humour. Le tout au sein d'une société leur rappelant sans cesse leur identité. Si je n'arrive pas précisément à déterminer le pourquoi du comment du licenciement de Giles (problème d'alcool ou clairement son homosexualité?), Zelda est déconsidérée de par sa simple couleur de peau, Strickland s'étonne qu'elle soit fille unique (« vous êtes généralement beaucoup ») ou affirme que Dieu est d'avantage à son image qu'à la sienne. Sans oublier son effroyable monologue sur la signification de Dalila (second prénom de Zelda).
Pour finir, si le film arrive à construire et déconstruire l'identité même des monstres dans ce film pour en arriver à un mélange constant des genres, Del Toro est arrivé à mixer un aspect violent et poétique . Il ne nous épargne pas les scènes crues, le sang constitue le rouge de son tableau. La violence est montrée et assumée et elle permet de nous interroger sur la nature même des personnages. La créature est-t-elle un monstre par ce qu'elle mange un chat ou arrache les doigts de Strickland ? Est-ce ces actes qui doivent la condamner définitivement ?
La poésie quant à elle est une trame de fond du film. J'ai parfois ressenti une impression d'Amélie Poulain dans ce film. Une poésie douce dans un univers « bizarre ». Les scènes d'amour sont emplies de désir, d'une force brute et d'une explosion de sentiments. On ressent la grâce et la chaleur des corps. L'eau apporte la volupté, le mouvement des corps plus lent et plus fin. Et puis, cette idée de transformer en branchies les traces de lacération sur le coup d'Elisa ... c'est une finesse narrative à laquelle je ne m'attendais pas. Cela éclaire d'un coup la vision de l’œuvre. Quand on parle de poésies et d'amour, comment ne pas se laisser transporté par les paroles et la mélodie de la javanaise. C'est beau, simplement beau.


L'eau est amour.

Toine1985
9
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le 11 févr. 2018

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