Artiste extraordinaire et véritable amoureux du cinéma et de ses figures monstrueuses, Guillermo Del Toro revient cette année sur le devant de la scène avec La Forme de l’Eau. Une œuvre qui s’avère être l’incontestable aboutissement artistique et réflectif d’une carrière déjà riche et fascinante.
Mutation
Grâce à son inoubliable Labyrinthe de Pan sorti en 2006, le grand public découvrait Guillermo Del Toro et son cinéma indomptable, à la lisière du conte de fée et de l’horreur. Depuis, le bonhomme n’a cessé d’enrichir une carrière déjà fascinante (ne sous-estimons pas les pépites que sont Cronos, L’Echine du Diable, Blade II et Hellboy), avec une exploration de mondes à la fois merveilleux et sombres, où l’Homme et le monstre se confrontent pour finalement ne se révéler pas si différents l’un de l’autre. Que ce soit avec Hellboy II et ses créatures démoniaques œuvrant pour le bien, Pacific Rim où l’Homme se voit combattre des monstres géants à l’aide de ses propres démons ou bien Crimson Peak et son horreur bien plus humaine que fantomatique, le réalisateur mexicain n’a jamais cessé d’explorer la dualité des choses et de casser l’armure pourtant solide des apparences. La Forme de l’Eau, tout en poursuivant ces réflexions, est une nouvelle étape franchie pour le cinéaste, qui continue de faire évoluer son art et montre qu’il a encore bien des choses à nous raconter.
Etats-Unis, années 60. Eliza (Sally Hawkins), quinquagénaire muette et esseulée, travaille de nuit comme femme de ménage au sein d’un complexe gouvernemental ultra-secret. Sa vie est sur le point de changer lorsqu’un jour, des scientifiques ramènent une étrange créature amphibienne… Tel est le point de départ de La Forme de l’Eau. Une histoire qui, si elle s’avère assez classique dans son déroulement, cassera sa parcimonieusement coquille tout au long de ses 2h pour dévoiler ses secrets et trésors. Car si ce récit ne propose rien de bien nouveau en terme de déroulement et de révélations, il est n revanche constamment transcendé par la vision humaniste et poétique de Del Toro. La Forme de l’Eau s’avère riche en réflexions et en émotions et les thèmes abordés sont nombreux. En se questionnant ici sur la solitude, la peur de l’autre, le racisme, les sentiments amoureux, la sexualité et j’en passe, le réalisateur plonge au cœur du mal-être humain et fait résonner les problèmes d’autrefois dans l’actualité d’aujourd’hui. Indéniablement, la sensation nous vient que son cinéma gagne en maturité tout en conservant cette innocence presque naïve qui fait toute la sincérité et la beauté de son travail.
La fureur de l’étranger
En véritable amoureux des freaks, Del Toro a toujours adoré filmer les laissés-pour-compte, les exclus, les inadaptés… Dans son cinéma, la différence, l’autre, l’étranger, est toujours source de peur chez l’Homme, qui n’a souvent aucune pitié à maltraiter et à torturer ce qu’il ne comprend pas et qui ne rentre pas dans le champ de sa vision souvent étroite… C’est le cas ici du personnage de Strickland (Michael Shannon en terrain connu mais impeccable), antagoniste absolu que Del Toro parvient à rendre malgré tout humain et à ne jamais faire tomber dans la simple caricature. Symbole à lui seul de toute la bassesse et la cruauté de la race humaine, Strickland possède également ses failles et agît toujours en fonction d’une logique interne imparable. C’est l’une des grandes forces du film : ne jamais sombrer dans les facilités de script et les stéréotypes.
L’étranger ici, c’est bien sûr en premier lieu cette créature aquatique que le réalisateur rend tour à tour divine et sauvage. Mais c’est aussi Eliza, qui redonne même au mot « incompris » son sens littéral, puisque, muette, il lui est impossible de parler et donc de se faire comprendre par les autres. C’est également Zelda (Octavia Spencer), la collègue noire d’Eliza, qui subit quotidiennement les afres du racisme. Ou encore Giles (Richard Jenkins), le voisin d’Eliza, homosexuel refoulé et hors de son temps (« J’ai l’impression d’être né trop tôt ou trop tard pour ma vie » lâchera-t-il à notre homme aquatique). Malgré le rejet du monde extérieur qu’il subit, tout ce petit monde gravite autour de sentiments forts et merveilleux que sont l’amitié, la confiance, la tendresse, la bonté, et bien sûr, l’amour, que Del Toro filme comme plus fort que tout, capable de guérir les maux les plus profonds et de replacer la vie au centre de tout.
Pour donner vie à tous ces personnages, Del Toro a réuni un casting absolument génial d’authenticité et de justesse, avec en tête une Sally Hawkins à l’incroyable beauté singulière, loin des canons physiques habituels du cinéma (l’attirance inexpliquée qu’elle provoque à Strickland ne fera que refléter celle du spectateur). Et c’est notamment son lien profond à cet homme de l’eau qui fera éclore cette beauté dévastatrice enfouie. L’amour rend beau, il paraît. Il en sera d’ailleurs de même pour notre hominidé amphibien… Bien que parfois effrayante, Del Toro ne filme jamais sa créature comme une monstruosité. En s’inspirant de l’un de ses films préférés, L’Étrange Créature du Lac Noir de Jack Arnold, il lui offre un design sublime et accompli l’exploit de la rendre plus vivante que vivante. Une véracité bien sûr renforcée par le choix judicieux de ne pas avoir créé un monstre entièrement numérique (seul les yeux ont été conçus en post production) mais aussi par la performance de Doug Jones, l’homme sous le latex et habitué des rôles de créatures (pour Del Toro, il a déjà endossé entre autres les costumes du Pale Man du Labyrinthe de Pan et d’Abe Sapiens dans Hellboy).
Would you kindly ?
La Forme de l’Eau est en plus porté par une direction artistique à tomber, avec une mention spéciale pour les décors, magnifiques de détails et dont l’atmosphère transcende la barrière de l’écran. Ces vastes couloirs verdâtres, ces laboratoires si suintants qu’on en sentirait presque l’odeur de métal rouillé et ces appartements aussi miteux que charmants rappellent d’ailleurs indéniablement les espaces de la saga vidéoludique Bioshock. Et la comparaison de s’arrête pas là car, outre le parallèle aquatique, tout comme à Rapture, les personnages évoluent dans un environnement paranoïaque où le futur est un produit, vendu comme la promesse d’un monde meilleur. Succès, richesse, bonheur… Tels sont les ingrédients du monde de demain, veut-on nous faire croire. Que ce soit à la radio, sur des affiches de publicité pour de la gelée ou chez un vendeur de voitures, dans La Forme de l’Eau, la société de consommation nous envahit et nous endort, telle une gangrène se faisant passer pour un baume apaisant.
Avec cette histoire de belle et de bête, Guillermo Del Toro livre une œuvre profondément touchante et vibrante, où le monstre n’est bien sûr pas celui que l’on croit. L’artiste confirme un nouvelle fois qu’il est l’un des plus grands cinéastes en activité. Car rare sont les réalisateurs possédant cette capacité à faire disparaître les bordures de l’écran et nous élever au dessus de nos sièges pour nous aspirer dans leur univers. La Forme de l’Eau ne se regarde pas, il se vit, de plus en plus intensément jusqu’à un débordement final d’émotions et de beauté. Car l’amour, tel l’eau, est partout, envahissant, indomptable et vital.
critique originale : https://www.watchingthescream.com/amour-monstre-critique-de-la-forme-de-leau/