Je distingue deux formes filmiques génériques enclines, dans la plus haute mesure, à réemployer l’épisode de la Seconde Guerre mondiale et ses ramifications locales au prétexte d’un type de récit et d’image bien éloigné du film de guerre, du film de stratégie, d’histoire et du documentaire. Ces deux genres sont : l’érotique et le fantastique. L’uniforme sombre du SS semble avoir excité une certaine aspiration à la débauche sexuelle et à l’horreur, atrocités anecdotiques, fictives et ponctuelles comme autant de noyaux, réductibles à l’écran de cinéma, pour l’immense drame hors-champ, qui n’a rien d’anecdotique, de fictif et de ponctuel. Je me concentre sur le fantastique, et je laisse de côté les travaux de Liliana Cavani ou de Pier Paolo Pasolini. En tout : beaucoup de films de science-fiction, et une certaine appétence pour la zombification du groupe de soldats, mais ce ne sont pas ceux qui m’intéressent. The Keep en fixera le code, dans ma démarche, et je me servirai principalement du travail de Michael Mann pour fabriquer mon propos préliminaire sur la rencontre merveilleuse entre idéologie nazie et occultisme grand-guignolesque au cinéma. Je reviendrai brièvement (ou pas hein) sur le film à la fin, mais ça n’est pas le plus important (mais c’est important quand même). Commençons ainsi.
L’horreur fasciste et la décennie qu’elle arracha au souvenir serein de l’histoire furent parfois, à peine finies, racontées à nouveau par des contes, des légendes et des visions fiévreuses où le fantastique prenait racine au plus profond de la réalité. Pour conjurer la peur, la douleur, la culpabilité et la mort, c’était leur sceau, quelques auteurs visionnaires avaient pensé qu’une peur, une douleur, une culpabilité et une mort horrifiques sauraient, si on pouvait les raconter comme des mensonges, panser la plaie d’un meurtre international où les monstres et les forces occultes n’avaient pas porté le coup.
Terreur d'antan, ennemis d'aujourd'hui
Ces mensonges prenaient souvent la forme d’une rencontre accidentelle entre un ordre ancien réveillé par mégarde, supranaturel, et l’ordre nouveau, nazi, lancé dans la frénésie candide d’une conquête impossible. *Indiana Jones* et l’Arche de l’Ancienne Alliance, *Hellboy* et le portail vers l’Enfer, *Captain America* et le Tesseract, ou encore la petite Ofelia et le labyrinthe de Pan. L’image *pulp* d’un affrontement entre mitraillette, uniforme et esprits frappeurs, ancienne divinité ou fantôme massacreur, sur fond d’un temple abandonné et labyrinthique, n’a pas seulement une vertu d’attractivité. Si le fougueux officier SS semble ignorer avec autant d’aplomb ce que le spectateur a compris dès le début du film, que l’entité, réveillée à force d’exactions imprudentes et d’une cupidité irrépressible, existe bel et bien et qu’elle ne peut être vaincue, c’est l’émergence toute mesurée, à la surface du drame, d’une peur éternellement vécue pour un envahisseur à jamais envahissant. L’occupation de l’Europe par l’armée allemande marquait un stade ultime de modernité, parce qu’elle avait été une prouesse de rapidité, de violence et d’organisation. Dans le tressaillement collectif qu’il provoqua, l’épisode nazi semblait à jamais moderne, irrémédiablement immédiat, et ses stigmates, eux, ineffaçables. Il fallait rompre l’enchantement traumatique de cet arrêt de l’histoire sur le point névralgique du XXème siècle, et pour cela, raconter son issue comme une victoire des forces, si abominables soient elles, du passé sur celles du toujours-présent, parce qu’aucune force à venir n’aurait eu l’espace nécessaire pour se conduire en vainqueur définitif. On parle ici de l’espace psychique du rêve et de la terreur. Chacun de ces récits accomplit, de loin, la conjuration du nouveau cauchemar par le précédent, du moderne par l’antique, du vrai par le fantastique, d’un progressisme malsain et délirant par la tradition. Dans ce corpus de récits, ce ne sont ni le G.I., ni le résistant, ni le rebelle qui décident de mettre fin au joug fasciste. Le héros du film, ici *The Keep*, si l’on en trouve un dans sa dilution lyrique de la première personne canonique, n’a rien du héros politique, et endosse seulement la part passive et immergeante du spectateur. D’ailleurs le face à face entre l’ordre ancien et l’ordre nouveau rejette la lecture politique de l’occupation allemande. Il lui substitue l’idée superficielle et palliative d’un combat théologique, ontologique et local, malgré sa grandiloquence feinte, entre Bien et Mal. Le G.I., le résistant et le rebelle n’occupent pas encore dans l’imaginaire partagé des spectateurs européens et américains la même puissance onirique, féérique et prégnante qui nourrit en substance un golem, un démon, un ange ou un esprit saint. Les contes pour enfant, les légendes du pays natal, le croquemitaine sous le lit : autant de créatures inoffensives à qui donner le dernier mot, à qui conférer sans crainte le monopole de l’horreur pourvu que l’affreux se taise, que le village redevienne comme avant.
Surenchère adoucissante et métaphore aggravante
Ce petit marchandage entre l’occulte et l’histoire dont s’accommodent les romans, les comics, et les films, tous aussi pulp dans leur façon d’absorber les éléments les plus intrigants du réel, a deux intentions et deux effets distincts dans le temps, que je répertorie ici à titre d’hypothèses, sans approche scientifique. Le premier, des années 1940 aux années 1980, serait cette surenchère adoucissante où se confondent les créatures célestes (ou chthoniennes) et les soldats de la Wehrmacht pour donner à la croissance du Reich cette suite sanglante et ironique qui manifeste sinistrement l’envie de pouvoir rire d’hier comme on rit d’un jeu de massacre fictif. Au fond, ce qui s’est passé, ça n’est pas si grave, si l’on peut y intégrer les héros des fictions d’avant-guerre destinées aux enfants et jeunes adultes : détectives, espions, guerriers, savants… ils portent en eux une geste narrative, le lot exotique des tribulations dépaysantes où tout est possible et rien n’est grave. *The Keep* est l’un d’entre eux : Transylvanie, village brumeux, forteresse vide, et ange à moto. Rien ne surprend, sinon l’arrivée des camions de l’armée allemande, et la profération de mots séculiers et précis, « communistes », « partisans », « Sturmführer », au milieu d’une forêt médiévale. Encapsuler un épiphénomène nazi dans un cadre fantastique, gothique, touche peut-être même au surréalisme contingent, au plaisir burlesque de la rencontre entre l’effroi bénin du merveilleux et les signes de la tragédie historique, dont on s’amuse mécaniquement, et qui marche sur le fil du ridicule. Les deux camps détiennent une prégnance visuelle qui semble s’harmoniser étrangement dans l’espace de la mise en scène, entre la rigueur métallique de la Wehrmacht qui se défait en multitude grouillante selon les incidents, et qui compose toute sa force d’antagoniste dans la puissance du nombre et de la technique, et l’exclusivité numérique de la créature surnaturelle, qui frappe on ne sait comment, tue au seul contact de sa sacralité, sans matière, sans corps, sans raison. Passées les années 1980, on commençait à écrire et réaliser sans avoir connu la guerre ni l’occupation. Par un réflexe de pudeur, par une urgence de la transmission, la conjuration de l’horreur historique par l’horreur folklorique, légendaire et fictive, convertissait son rapport immédiat à la guerre et à l’occupation en un regard réfléchi, balloté entre les lectures dogmatiques qu’on formait dès lors dans les livres d’histoire. L’enjeu n’était plus d’adoucir un souvenir puisque ce qui était souvenir se figeait progressivement en mauvais rêve. Au contact des épisodes marquant de la Seconde Guerre mondiale, les créatures fantastiques des contes et des livres religieux se recouvraient d’une nouvelle couche signifiante, celle de la métaphore aggravante. C’était adouber le combat du dragon et du chevalier, qui ne valait alors quasiment que pour son issue, en une confrontation dialectique où la seule répugnance que le spectateur éprouve pour le monstre ne suffisait pas à combler son envie d’être effrayé, et devait désormais réfléchir la guerre dans sa totalité symbolique, en structurer l’enjeu moral et politique. Le monstre ne faisait plus seulement peur, il symbolisait jusqu’à son dessin et son origine, son moyen de reproduction, l’idéologie pernicieuse et ses biais de diffusion. Le couple de notion « Nazisme et Occultisme » réunies à l’écran à nouveau n’était plus la conséquence ludique des contingences historiques et esthétiques post-Seconde Guerre mondiale. Il initiait, devenait un terrain de réflexion à part entière, sous le verni chic du genre populaire dont les signes affluent et désarment l’intransigeance critique. Pour autant, nous pouvons nuancer cette distinction temporelle entre les paysages cinématographiques d’avant et après les années 1980 en remarquant que les deux usages évoqués, surenchère et métaphore, l’une adoucissante, l’autre aggravante, se confondent parfois dans les mêmes films, et s’agencent seulement avec plus ou moins d’intensité l’une par rapport à l’autre. L’envie de divertir et l’ambition de raconter scrupuleusement une part psychologique de la guerre à l’écran ne sont pas contradictoires.
Non, « The Keep » n’est pas un film gâché
En apparence, la tentation critique qui prédomine semble exiger d’y voir un travail raté de peu, inachevé, en bribes éparses mal montées passée la première heure. En creux : on s’attendait à un travail spielbergien, un Raider sans héros qui frôle avec l’horrifique et fétichise sa créature. En apparence et en creux, deux écueils.
J’aime que *The Keep* soit, à ce jour, visible dans une version si lacunaire. Des dialogues entamés à vif, comme s’ils avaient commencé depuis plusieurs minutes dans la version initiale. Des personnages centraux qui disparaissent du récit, mis de côté par souci d’efficacité, comme le Capitaine Klaus Woermann. Des scènes à peine soupçonnables derrière un plan mal apporté, qui laisse imaginer ce qui s’est produit précédemment, comme le sacrifice du chien par le père Fonescu. Des scènes en moins, comme l’assassinat d’Alexandru par ses fils et la descente finale d’Eva au fond de la grotte où git Glaeken. Des empreintes négatives disséminées dans le film, qui ne font pas tant la photographie des troubles qui animent le petit village, que la photographie de l’horreur elle-même. Je reprends André Bazin et son commentaire de *L’Expédition du Kon-Tiki*. Mais je l’adapte. Contrairement au film documentaire amateur de 1950 dont parlait alors Bazin, le film de Michael Mann est une fiction soumise aux règles strictes des productions couteuses de la Paramount. Elle le signale spontanément par les moyens matériels qu’elle expose bien vite, et le surgissement incongru du grossier, du hasard, du novice dans un cadre aussi précis et dessiné que celui-ci insuffle au film une incohérence généreuse et fertile. Fertile : ce que la narration ne lie pas, je le lierai moi-même, et ces lieux, ces personnages, ces gestes et leurs conséquences, je les connecterai dans l’espace virtuel du film de synthèse que mon imagination fabrique à la mesure des manques. Généreuse, parce qu’alors mon imagination travaille le film aux moyens d’outils ouvragés, animés, catalyseurs discrets d’un fantastique qui dit progressivement son nom dans l’étrangeté climatique de la Transylvanie : la brume, la forteresse inversée, le vide, les croix de nickel et la croix d’argent qui illumine au loin et tamise sa lumière de près. C’est, à la fin, autre chose qu’un film : un territoire de rêve. Mann a mal construit, malgré lui, l’espace du drame. Entre l’entrée de la forteresse et son ponton au bord du village, les différentes salles, les couloirs, les geôles et la grotte souterraine, on ne trouve pas de continuité. La sortie de la grotte et l’entrée au village sont liées, apprend-t’on à la fin du film, mais l’issue n’en a jamais été exposée auparavant. Pourtant, et c’est là mon point, on saurait différencier chaque lieu, et ils ont chacun l’empreinte d’un maléfice flagrant, qui s’aménage toujours dans le vide. Trop grand, trop long, trop large, les halls, les salles, les sous-terrains, les hommes se carapatent contre les murs et sur le sol. Le spectateur aussi.
À titre cinématographique, certaines scènes restent intègres dans notre parcours mnésique du film : la première arrivée allemande, la section de Woermann. La seconde, celle de Kaempffer et ses SS, brutale et inattendue. Le départ de Glaeken depuis le port grec et ses passeurs. L’arrivée du docteur Théodore Cuza. L’épisode de la croix d’argent et l’éveil d’un souffle massacreur. La scène étalon du film serait cette envolée lyrique vers rien, animée par la bande-son de *Tangerine Dream*, qui insuffle une énergie ponctuelle dans le film, à deux ou trois reprises marquantes. *The Keep* dispose la forteresse comme polarité magnétique des destins et possibilités du drame : le récit filmique fonctionne par respirations envoutantes en emmenant chaque personnage à la rencontre d’un dénouement collectif concentrique, de la façon la plus géographique qui puisse être, mais au risque d’une géographie virtuelle, qui ne trace pas ses chemins. Pari réussi, c’est là que la lacune n’est pas gênante. La grande expiration qui s’en suit, en revanche, aboli la puissance de potentialisation irriguée jusqu’alors. Et ça n’est pas embêtant, la discussion critique peut s’animer.
« Le problème du film, c’est le design du monstre. » Voilà l’argument critique qui scelle le sort de la deuxième moitié du récit. Il révèle tout le succès de l’acheminement progressif vers sa révélation. Mais lors de cette dernière, notre pulsion scopique est consternée, puis déçue. Notons que l’effet de fumée contenue et « inversée » émanant de tout son corps, lors de sa première apparition, alors qu’il porte Eva dans ses bras après le viol de celle-ci, est remarquablement réussi. Se prolonge l’érotisme d’une monstruosité encore un peu secrète, maintenue avec respect dans la religiosité de ce qu’on encense, de ce qu’on enfume. La fumée se dissipe, et pour ses apparitions suivantes ne reste plus qu’une haute créature de caoutchouc coloré, aux os et aux muscles apparents, être en cours de fabrication avant sa naissance et dont l’épiderme se tisserait seulement lors de son accouchement par la forteresse, l’avènement de son règne malicieux. Ça n’est pas ça qui m’intéresse. Je ne souhaite pas jouer le jeu du film, mais plutôt celui du spectateur déçu, pour transformer ma déception. En fait ce monstre nu, à vif, contredit par sa nudité le signal qu’envoyait le monstre de souffle et le monstre de fumé qu’il fut plus tôt. Tout à l’heure créature énigmatique purement audiovisuelle, irréductible à son seul costume, il se livre à présent comme créature de théâtre, d’opéra, en somme de spectacle vivant, qu’aucun effet de texture, d’immatérialité et de musique ne réserve dès lors au monde unique de l’image et du son. Plus de *Puer natus* galvanisant. Rien sinon une voix caverneuse qui ne résonne que dans la facticité de sa fabrication. Encostumé, faux, le monstre se donne comme palliatif palpable et prématuré au vrai monstre que nous fabriquions progressivement dans notre esprit, jusque-là invisible, omniscient, terrifiant. L’année qui suivit la sortie de *The Keep* fut distribué en salle un autre film de science-fiction, essentiellement différent, *Les Aventures de Buckaroo Banzaï à travers la 8ème dimension* (1984). Il disposa les costumes monstrueux d’Alien les moins travaillés, les moins crédibles que j’ai pu voir, les désavantageant même par un principe diégétique qui consistait à dédoubler l’apparence de ceux qui les portaient entre visage humain (factice dans le récit, vrai dans la réalité) et visage extra-terrestre (vrai dans le récit, factice dans la réalité). Pour autant, en quelques minutes de film, j’étais indifférent à la faiblesse des accessoires : le tout filmique « choral » m’emportait largement assez, c’est à dire le ton enjoué, comique, dense et vif qu’il adoptait. Jouant, dans sa deuxième partie, sur la corde de la linéarité, de la vacuité et de l’intensité, *The Keep* fait l’inverse et concentre sa valeur épique sur la qualité du monstre. Un échec ?
À la fin de *Hook* (1991), il fait nuit, la mère s’est endormie sur son fauteuil, un livre à la main, dans la chambre de ses enfants. La fenêtre est restée ouverte et le vent filtre à travers les rideaux. Leurs lits ne resteront pas vides plus longtemps, de dehors ils arrivent en volant et se glissent par la fenêtre. Qui est cette femme qui dort ici ? Elle est belle ! Dit la fille. Un immense chagrin vient de s’éteindre dans cette maison. Moi, je me fous un peu de tout ce qui s’est passé avant. C’est la scène la plus étrangement belle que j’ai vu. Elle est nimbée de la confusion fiévreuse que diffusent, comme les phéromones de l’image, tous les enjeux grandiloquents et périlleux du neverland, de l’oubli, de la famille et de l’éternelle jeunesse. Je n’ai quasiment rien saisi de la chose. Tout ce qui reste, c’est ce plan. Il me hante. Chose définitivement similaire avec *The Keep* : je me fous pas mal de qui sont Glaeken Trismagestus et Radu Molasar, et de ce qu’ils veulent. Reste leur chute au fond de la grotte et le plan d’Eva Cuza et son père gisant à ses pieds, alors que les villageois accourent derrière eux. Entre le début et la fin du film, quelque chose s’est passé. Michael Mann sait donc clore un récit, si clore un récit consiste à faire sentir l’indubitable -mais irrattrapable- hors-champ, le film tout entier, dans son dernier plan. C’est très bien que la scène d’Eva courant rejoindre Glaeken ait été coupée, de même que pour une raison tout autre il aurait été très bien qu’elle fut gardée. Ici, le gèle finale du visage d’Eva dans la pause de l’image me conquiert. Au fond : le costume de spectacle vivant et les coupes spontanées du film n’ont fait qu’alourdir de sens ce plan final, et il a su cultiver son hors-champ depuis le début du film. Il a creusé sa grotte en nous, en moi.