Jep est un personnage dans le doute qui, à cause de ses costards et de son air taquin, donne l'image d'un homme cynique ou prétentieux. Il ne pose pas les questions consensuelles et semble souvent vouloir provoquer, ou se faire l’avocat du diable. Il semble dès le départ un peu hautain, et cette impression se prolonge assez longuement dans le film. En même temps, il évolue dans un environnement mondain dont personne n’aurait envie. Un environnement d’Artistes, avec un grand A comme Arène. Un environnement où chacun se focalise sur son grand projet à soi, sur sa propre audace, sur son engagement… personne ne s’écoute, tout le monde parle de soi. Personne ne doute sérieusement. Les discussions sont imperméables, doublement unilatérales. Comme des murs qui se regardent. On s’intéresse à l’autre quand on peut en tirer quelque chose : sexe, critique positive, réputation, validation… Cet aspect des relations sociales, sûrement plus ou moins inévitable (je veux dire c’est sûrement un peu dans la nature humaine d’être égocentrique… j’en sais rien), en tout cas cet aspect est ici montré de manière tout à fait caricaturale. Fermant totalement la porte à d’éventuels rapports humains véritables.
Le personnage principal à arrêter d’écrire il y a 40 ans. Une plume paralysée dans un univers où la création est narcissique. On lui parle souvent de son vieux livre, celui qui était génial. On lui demande pourquoi il n’écrit plus. Ou plutôt, pourquoi il n’a pas écrit depuis. On ne se demande pas pourquoi il ne profite pas de son talent pour exprimer du plaisir, de la souffrance, de l’amour, de la haine ou des idées, mais plutôt pourquoi il n’a pas poursuivi sur la voie du succès qui lui était assuré. Symptomatique d’une micro société qui ne crée plus pour toucher le dedans des gens, pour faire vibrer, voir tenter de comprendre un peu des trucs, mais plutôt pour créer un contact superficiel et efficient, bénéfique au développement de la carrière des artistes qui la composent. On est dans la langue de bois artistique. Celle que l’on utilise, consciemment ou non, pour donner un sens supérieur à des performances aussi bien tape-à-l’œils qu’hermétiques. Comme cette performance dont on est spectateur dans le film aux côtés de Jep. Performance durant laquelle une femme court nue la tête baissée contre un mur de pierre en criant des phrases insensées mais choquantes (j’ai oublié de préciser qu’elle avait un sac plastique sur la tête. Je ne sais pas, peut-être que c’est le détail qui tue). Et les gens applaudissent immédiatement, sûrement pris au vif par un message éthéré. C’est surtout cette acclamation automatique qui est dramatique, une manière de consolider le piédestal du politiquement incorrect consensuel et opportuniste. Piédestal dont la solidité conditionne la crédibilité de cette Rome décadente, de cette oligarchie artistique.
La fonction d’écrivain du personnage principal est alors tout à fête opportune, car elle permet de le confronter, au cours d’une interview, à cette artiste « torturée ». L’interview lui permet de poser en face-à-face des questions que la langue de bois a ingénieusement, progressivement, tenu à l’écart depuis trop longtemps.
Cette femme s’est créée un personnage, profond, mystérieux, mégalomane. Elle s’invente, ou pas d’ailleurs, un passé et l’exprime dans une audace pleine de non-dits. Des non-dits qui bloquent la compréhension de son œuvre, mais qui exprime de manière grandiose ce qui est trop complexe pour être expliqué. Elle utilise la confusion au service d’un message à la fois floue et ultra revendicatif. Jep, l’écrivain apocryphe, se sert quant à lui de sa propre confusion en lui posant des questions qui révèlent la triste vérité : chez cette femme, les non-dits sont du vide déguisé. L’Art se rabaisse à l’art de la politique.
Ce personnage écrivain, charismatique et, d’une certaine manière, attachant, est le personnage le plus consciemment confus de ce film. Mais il est, probablement, paradoxalement, le moins confus dans le fond. Il est le seul à l’avoir choisi, cet état. Il a accepter le surplace et le laisser aller, sans se voiler la face, dans un monde où les fêtes se résument à des queuleuleus incessantes, interminables, monstrueuses. Où chacun entraîne l’autre dans un manège oppressant pour occuper l’espace temps. Pour occuper les vides où, quand chacun a assez parlé de soi, il n’y a plus rien à dire. Le tragique et la solitude de tous ces personnages déterminés, noyés dans la foule dont ils sont addicts, qui refusent de reconnaître la vanité de leurs ambitions, est en quelque sorte éprouvante. Et quand les regards qui protègent de l’introspection vont se coucher, on se fait un dernier rail de coc dans une cuisine salle et froide et on regarde, en saignant du nez, les avions passer.
L’attitude de Jep est un peu sceptique, mais absolument pas pessimiste. Il y a de la beauté dans ce monde. Même dans cette Rome décadente qui nous est présentée ici. Il suffirait juste de la prendre un peu plus simplement parfois. De ne pas tenir absolument à toujours donner une vocation transcendante aux entreprises humaines. Il y a paradoxalement une lueur d’espoir dans cette vieille religieuse qui se tait dans le brouhaha. Et qui parle uniquement des choses dont elle est réellement pénétrée. Elle semble tout de suite ridicule, alors qu'elle se contente de s'économiser. Mais c'est une lueur ambiguë. Une lueur qui fait voler les cignes par le souffle et qui s’inflige le martyre par la foi.
L’ambiguïté est récurrente dans le film. Dans cette jeune fille par exemple. Celle qui peint en pleurant. Des sanglots déchirants. Elle est d’ailleurs forcée. Et la Rome mondaine se déplace en bloc pour assister à ses performances. L’indécence et la vulgarité, le viol de l’enfance, au service du narcissisme mondain. On a presque sous les yeux un manifeste audiovisuel de la Décadence… la caméra se déplace, se concentre ailleurs, puis revient sur la toile. Les couleurs ont trouvé leur place et la violence transparaît dans la peinture. L’œuvre n’est pas moche. Et le doute passe dans l’air silencieux comme un petit diable.
Le doute est la clé de ce film. C'est le « qui suis-je ? » de Breton. C’est le leitmotiv de Jep. Il ne méprise personne (il s'attendrit d'ailleurs beaucoup), et s'il se félicite intérieurement d'avoir le pouvoir de gacher les fêtes, il ne le fait pas. Le doute, c’est aussi ce qui l’a immunisé durant toutes ces années. Le doute qui commence avec soi-même. Le doute toujours, d’abord, à propos de soi-même. Le doute qui favorisera le silence aux accusations. Sauf si on le pousse dans ses retranchements, comme dans une scène centrale où une amie à lui cherche à se grandir pour écraser les autres, forçant Jep à donner son avis intime sur une telle démarche. Un avis qui désarçonne l'intéressée. Un avis qui ne semble pas le bienvenu dans le cercle de discussion, et qui laissera Jep désolé.
Un roman est un projet ambitieux. Le doute est une tentative d’humilité. Comment, alors, combiner le doute et le projet d’écrire un roman ? Jep se pose sûrement la question depuis des dizaines d’années. Et la réponse vient peut-être dans ce projet d’un artiste qui n’avait au départ rien demandé. Un artiste que l’on a photographié depuis sa naissance et qui a continué le travail à partir de 14 ans, à la mort de son père. Un étalage de photos qui représente un travail d’au moins 30 ans et qui se pose comme ça dans la ville, à la fois imposant mais mystérieux, calme. L’artiste explique succinctement, il laisse ensuite l’autre découvrir et en penser ce qu’il veut. Jep pleure à cet instant. Déjà peut-être parce qu’il le peut, parce que la discrétion du photographe laisse la place pour les larmes. Mais je me demande aussi s’il ne comprend pas soudainement que l’humilité est en fait naturellement compatible avec l’ambition créatrice. Il comprend qu’une œuvre d’art, si on veut lui donner ce nom, malgré tout, « ce n’est qu’un truc ». C’est la dernière phrase du film.
Cette phrase m’a donné envie de dire « oui ! » en tapant dans les mains comme un gamin. C’est l’idée que l’artiste, si il veut se donner ce nom, fabrique surtout des trucs, avec ce qu’il a. Avec tout ce qu’il a parfois même, au fond de lui ou à porter de main. Et c’est déjà beaucoup. C’est l’idée que ça lui apportera ce qu’il avait peut-être prévu, mais peut-être aussi ce qu’il n’avait pas prévu. Un truc ce n’est d'ailleurs pas forcément une babiole. Un truc, ça peut se peaufiner, ça peut être abouti, ça peut avoir un titre, ça peut même avoir un message. À l’image de ce film qui est un régal pour les yeux et probablement pour les cinéphiles qui kiffent les plans lourds de symbolique. Et puis un truc ça peut aussi se montrer avec fierté, pour tenter de partager ce que l’on a ressenti en le fabriquant. Ce que l’on a compris ou entrevu. La diffusion d’un roman peut compléter, à travers la réception, les machins qui le composent. Ses bidules. Et peut-être alimenter une carrière, qui sait ? Tant mieux ! Mais un roman qui s’accepte en tant que truc, c’est simplement un regard personnel partagé, ou l'avis sincère et extériorisé d'un auteur qui comprend qu’il interprète la vie à sa sauce, et qui ne se donne pas de vocation autre que celle-là. C’est un voyage en dehors de l’espace-temps diabolique des queuleuleus. Une Oasis. Tiens, ça me rappelle que le film commence sur l’épigraphe de Voyage au bout de la nuit :
Il va de la vie à la mort. Hommes, bêtes, villes et choses, tout est
imaginé. C'est un roman, rien qu'une histoire fictive. Littré le dit,
qui ne se trompe jamais.
Et puis d'abord tout le monde peut en faire autant. Il suffit de
fermer les yeux.
C'est de l'autre côté de la vie.
Voyage au bout de la nuit c'est un truc. Un truc de dingue d'ailleurs. Et puis, le titre de ce roman m’apaise beaucoup. C’est un titre qui donne envie de relire le bouquin. De le lire tous les soirs d’un coup, en doutant à chaque fois. En doutant à chaque fois à propos de la manière dont ça va se terminer. En se demandant à chaque fois si « le bout de la nuit » fait référence au jour qui se lève ou si ça évoque un abîme obscur et insondable.