Des gens tristes, partout, derrière les rires et les contorsions et la musique techno qui pulse, qui gronde. Et puis il y a Jep Gambardella, journaliste dandy et écrivain frustré, auteur d’un livre de jeunesse (L’appareil humain) qui fut encensé, et même récompensé d’un illustre prix. Dans une Rome enivrante comme une prison dorée (Rome, ville fermée), Jep déambule de fêtes débridées en soirées mondaines, et de soirées mondaines en journées monotones, témoin et acteur d’une irrémédiable décadence. Décadence d’une société romaine qui fut pourtant d’une telle richesse (Rome, ville musée), réduite aujourd’hui à des visages grimaçants et botoxés, des freaks, des corps fatigués, usés, rompus.
À de l’art qui s’est banalisé, qui ne veut plus rien dire (la femme qui se jette contre un mur, l’éditeur qui écrit une pièce de théâtre minable, la petite fille en pleurs qu’on fait peindre de force pour quelques millions…) et des propos vains, futiles, en l’air tout le temps. On s’amuse, croit-on. On pérore. On vit. Parmi les palais et les sculptures, les fontaines et les peintures d’antan (et qui n’ont plus de grâce que les souvenirs émus, les visions sans cesse émerveillées, égarés dans une culture du vide, berlusconienne), au milieu des girafes, des flamants roses et d’énormes ours en peluche, Jep cherche à redonner du sens à sa vie, à retrouver la beauté des jours, essence à sa frêle créativité.
Et si cette grande beauté, celle du titre justement, c’était cet amour de jeunesse qui se rappelle à lui, cette Elisa qui, alors qu’ils avaient à peine vingt ans, lui montra ses seins par une nuit très claire, près du phare ? Ou serait-ce Fanny Ardant, croisée un soir dans la rue ? La charge est parfois ostensible, tapageuse, mais jamais indigeste parce que Jep (et Paolo Sorrentino, de fait) ne condamne pas, mais accepte l’âpre fatalité d’une splendeur passée et d’un néant existentiel, sans limite ; voir par exemple la scène, cruelle, de sa violente diatribe contre une amie ("Tu as 53 ans et une vie dévastée, comme nous tous. Alors au lieu de nous faire la morale et de nous regarder avec mépris, tu devrais le faire avec affection. Nous sommes tous au bord du gouffre").
Fantasque, foisonnant, épuisant, La grande bellezza est un film qui sent la mort (décelée dans le visage de sœur Maria, masque mortuaire édenté et inquiétant, ou dans la figure d’Andrea, jeune homme dépressif dont la vision du corps peint en rouge évoque un serviteur de l’enfer), exhale la lente décrépitude des êtres et des choses. Peu de jeunes dans le film, mais une sainte centenaire, de vieux démons, des reliques, des ruines, des sexagénaires flapis, emblèmes d’une bourgeoisie intellectuelle qui s’ennuie, qui s’encanaille et qui fanfaronne. Qui rêve, le nez dans la poudre, de gloire, de passion et de mer bleue au plafond.
On a vu du Fellini, beaucoup, dans La grande bellezza (il y en a, certes, dans ces personnages hauts en couleurs et ces effets parfois débridés), mais c’est du côté de Céline (cité en exergue du film) et de Visconti que le film pourrait le plus se rapprocher quand Sorrentino (dont la mise en scène est endiablée, raffinée, insatiable) montre l’échec des illusions, la rumination amère du présent, la fin d’un règne à force de lendemains de javas solitaires et d’attitudes névrotiques (tous les personnages ont un grain, de ce voisin énigmatique à cette Éminence qui ne parle que de préparations culinaires). Derrière le glacis des apparences, la pourriture des rapports humains, l’éclat du désespoir de vivre, laid et grotesque dans ce déferlement de bling bling que Jep (formidable Toni Servillo) traverse avec panache, puisqu’il ne reste que cela (et le doux regard de celle qu’on a aimé).