Le film ne cesse d'opposer le passé au présent. D'un côté, en ouverture, un japonais meurt littéralement d'un syndrome de Stendhal, en regardant Rome et ses merveilles historiques. De l'autre, des Italiens artificiels, botoxés, fêtards, flambeurs, se droguent et boivent, dans une ambiance d'une artificialité triste et décadante. La beauté immarscessible des palais romains que l'on peut visiter en secret la nuit, en suivant les pas d'un guide qui en possède toutes les clés, où de vieilles contesses jouent aux cartes vêtues de leurs plus beaux atours - scène magnifique - s'oppose aux soirées où l'on se trémousse vulgairement sur des musiques commerciales.
Sorrentino ne cesse de rapprocher Rome de la décadence. Sa vision de l'Italie s'arrête quelque part un peu comme la nôtre, à la chute de l'empire romain, dont le pays ne semble s'être jamais remis, avec pour seul soubresaut et prolongement la Renaissance et ses miracles humanistes. La chute de Rome, hormis cette parenthèse, a toujours semblé inexorable et l'Italie se cherche encore une période glorieuse dans son histoire moderne à raccrocher au prestige de son encombrant et pompeux passé.
L'Italie de Sorrentino est le somptueux écrin de la décadence. L'Etat et la société s'y meurent dans une élégance infinie, sorte de phénix. Le plan final, splendide, où la caméra passe sous les ponts de Rome, longeant le Tibre, montre bien l'éternité d'une ville que la vacuité des vies humaines n'altère jamais vraiment.
Pourtant, loin de se laisser dépérir, le personnage principal, Jep Gambardella, continue de mener sa vie grand train, s'interrogeant avec cynisme sur le non-sens de sa vie. Toute son existence n'est qu'une attente, le vaste miroir des ruines romaines que l'on peut contempler à l'infini sans jamais ni se lasser ni avancer.
A 26 ans, quand je suis arrivé à Rome, je me suis embarqué assez tôt dans ce qu'on pourrait définir comme le tourbillon des mondanités. J'étais devenu le roi de la mondanité. Je ne voulais pas simplement participer aux fêtes mais avoir le pouvoir de les gâcher.
Il s'est complu dans son confort mondain, dans sa fortune. Il prend un plaisir, une certaine délectation à observer les ruines et à détruire, méticuleusement, ce qui lui restait d'attache : dans une scène mémorable, il étrille une de ses amies écrivain, son existence conformiste, bourgeoise, ses illusions. Le personnage raconte, narre, décrit sa propre vie, d'écrivain raté et de roi de la mondanité. Il en sort déçu et résolu à la fois. Au fond, sa vie s'est écoulée et qu'a-t-il accompli ? Peu de choses. Reste alors à se promener dans les rues de Rome et de regarder vers le passé. Le film prend le temps de la contemplation tant la modernité semble dégouter aussi bien le réalisateur que son personnage.
Mais un jour, il apprend la mort de son amour de jeunesse. Une femme dont il avait presque tout oublié et dont le visage poupon de l'époque lui éclate à la figure. Son journal intime, que son mari apporte à Jep, parle de leur amour. Elle l'aimait encore. Ils étaient jeunes, ils étaient beaux, et à présent elle est morte, et lui, fêtant son 65ème anniversaire dans une fête hors sol, luxueuse et excessive, sait qu'il est passé à côté de quelque chose, incapable de se l'avouer et le film, lancinant, va interroger ce vide du personnage, va le conduire à prendre le choix de réécrire, son seul véritable talent étant l'écriture, pour tenter de vivre.
Tout le film donc oscille entre une réflexion sur la mort, la flétrissure et la beauté. La musique et l'art y occupent ainsi une place toute particulière. La bande-originale, mêlant musique classique et moderne, est tout simplement géniale et s'accroche à chaque scène et à l'éclectisme du film, contemplative ou enivrante. Elle illustre les paradoxes italiens. Plus encore, dans ce rapport entre mort et beauté, Paolo Sorrentino, le réalisateur, bourré d'un talent incroyable, derrière la virtuosité de sa caméra qui filme Rome comme une déesse, s'inspire de Thomas Mann, de Visconti et des décadentistes dont il reprend les thématiques de l'eros et du thanatos - de l'amour à la mort, il n'y a presque rien. Proust ou Céline sont également deux références littéraires citées dans le film, deux références qui ne sont pas un hasard. Proust, l'observateur dandy et mélancolique, Céline, le dégouté. Voici deux façons de dresser un portrait de la société romaine, avec un dédain suprême. Ce qui étonnant c'est de voir à quel point ces deux auteurs français servent si bien l'esprit romain, preuve s'il en est de nos cultures voisines et si proches. Le film est aussi de l'art dans l'art, puisque c'est un "work in progress" où le roman que va probablement écrire le narrateur à la suite de cette histoire nait.
Les personnages sont loufoques, grotesques, touchants ou mystiques, de la sainte au proxénète. Un cardinal plus intéressé par les recettes de cuisine que par Dieu. Un auteur qui vit toujours dans sa chambre d'étudiant, draguant des jeunettes de 30 ans moins que lui qui le méprisent. Une naine, rédactrice en chef se perd dans la fête. Un jeune garçon exhibitionniste et suicidaire. Un vieux proxénète et sa fille call girl qui couche avec Jep qui se rassure dans la jouissance et la chair. Une artiste-enfant-roi se jette contre des toiles pour produire des peintures contemporaines sans intérêt que ses parents revendent à prix d'or, une autre artiste se jette contre un mur pour produire un effet mystique ; tout n'est que vacuité, vanité, illusion. Les personnages sont dignes des personnages de théâtre italien, irréalistes, exagérés, burlesques.
Mais tous ces visages ne sont que transitoires, secondaires et grossiers. Seule Rome est éternelle. Seule Rome illumine l'écran, même les somptueuses italiennes que Sorrentino filme sont d'une infinie fadeur à ses côtés. Le sujet du film c'est Rome, comme Fellini l'avait fait avant Sorrentino et dont il s'inspire. C'est tellement desespérant de beauté, qu'on en redemanderait. Voir Rome, puis mourir.