Le plaisir de mourir
(Attention, critique susceptible de contenir des spoilers) Marco Ferreri est un réalisateur que j'admire beaucoup, tout autant pour sa détermination à dépasser sans cesse les frontières posées...
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le 29 oct. 2010
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Tu m'étonnes que le film a fait scandale ! Plus politiquement incorrect tu meurs, en fait. Je ne sais même pas si nous serions capables de nos jours de produire une oeuvre aussi sulfureuse, dense, provocante et subversive. Le tout, porté par la crème des acteurs de l'époque, Noiret en tête.
Je n'ai saisi qu'à la moitié du film que la bouffe n'était en fait qu'un prétexte pour ne parler que d'une chose obsédante, une idée fixe que nous sert Ferreri ad nauseam : le sexe, et son évidente corollaire, la jouissance. Ici, chaque individu semble avoir un problème sexuel : impuissance pour Mastroianni, vie quasi-incestueuse avec sa nourrice pour Noiret, homosexualité refoulée pour Piccoli, frustration sublimée par la cuisine pour Tognazzi. Déprimés, blasés, déçus par l'existence - comme si le sexe renfermait tout l'équilibre de la vie - ils vont ingérer jusqu'à ce que mort s'ensuive des kilos de denrées, seuls éléments qu'ils ont l'illusion de pouvoir encore dominer.
L'idée de performance dans l'ingurgitation, de compétition, de rivalité masculine larvée, est ici très prégnante : ce n'est pas celui qui a la plus grosse, mais celui qui durera le plus longtemps dans ce marathon culinaire, à qui reviendra la fierté. L'homme rendu à sa sauvagerie, à son animalité, incapable de refréner ses pulsions alimentaires, régressant jusqu'au stade oral (paroles incessantes et engloutissements en continu - la bouche en action permanente) pour finalement, fatalement disparaître.
Bien sûr qu'on y lit une violente charge à l'encontre d'un Occident gavé, surchargé de bouffe jusqu'à en vomir, se laissant peu à peu ronger par sa propre dévoration : un film de 1973 d'une si puissante modernité et actualité dans son discours, voilà qui m'a impressionnée. Visionnaire, Marco Ferreri ! On comprend toutefois le bruit que fit ce film à sa sortie : de quel cerveau malade est sortie la scène de gavage d'Ugo, qui se parachève dans une fatale masturbation ? Je suis demeurée bouche bée face à tant d'excès et de volonté féroce, jusqu’au-boutiste, de choquer le spectateur.
La chair des femmes, des viandes, la bonne chère entre amis, la peau que l'on rompt à coups de dents, que l'on triture, caresse, palpe, flatte, l'humanité renvoyé à ses instincts bestiaux - manger, déféquer, copuler, dormir - (avec, en clin d’œil, ces chiens à l'extérieur qui ne cessent d'aboyer), l'esprit et l'intelligence oblitérés par l'envahissement du tube digestif : voilà de quoi il est question aussi.
Et puis, cette thématique de la jouissance et de son impossibilité, les punitions que le corps s'inflige qui ne parvient pas à atteindre l'orgasme, vie sexuelle réduite à l'onanisme ou au sexe tarifé : quel pathétique tableau de l'humanité, quel dégoût elle suscite soudain.
Dégoûté, vous le serez assez vite face aux montagnes de purées, de pâtes en sauce, de cochons de lait, de gâteaux à la crème, de cassoulets, dégustés - non, engloutis - à même les plats, n'importe où dans tous les recoins de la maison : puisqu'on ne peut pas baiser tant que l'on voudrait, alors gavons-nous, au moins voilà quelque chose que l'on maîtrise et par quoi l'on peut se remplir - ou remplir l'autre. Ugo est le seul qui n'a pas d'activité sexuelle pendant le film, qui passe ses envies charnelles dans la nourriture en remplissant" ses convives de bouffe - autre métaphore sexuelle !
Orgies sexuelles et alimentaires, profusion de denrées, hommes allongés dans la torpeur d'une impossible digestion : voilà qui me fait également penser à l'Antiquité, aux Dionysies, aux Bacchantes - La Grande Bouffe est un revival de ces excessives festivités anciennes, à n'en pas douter.
Par-delà son aspect peu ragoûtant, choquant, scatophile, le film de Marco Ferreri reste un grand film singulier, profondément mélancolique (à l'image de son morceau musical phare), féroce, intelligent, aux symboliques multiples qui mérite clairement plusieurs visionnages pour en mieux saisir l'impact.
Dégueu - mais brillant.
[Et pour ceux qui voudraient en savoir plus sur la déflagration que produisit ce film, LE podcast à réécouter absolument : https://www.franceinter.fr/emissions/affaires-sensibles/affaires-sensibles-20-janvier-2015]
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Créée
le 18 juil. 2016
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2 commentaires
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