Septembre 1943. L’Italie n’est plus qu’un vaste champ de ruines. Des colonnes de fumée s’élèvent au-dessus des villes. Les rues sont jonchées de véhicules désarticulés et de meubles en lambeaux, quadrillées de façades éventrées, diaprées de milliers de feuilles détachées. Quelques trains circulent encore : ils transportent des cadavres en sursis, las ou éplorés, vers les camps de concentration allemands. Des familles plongées dans l’indigence ont investi les cratères formés par les bombes. Ils y vivent, terrés dans leur trou, et y mourront peut-être. Les juifs, eux, aimeraient pouvoir s’y cacher : on les pourchasse, les livre aux Allemands, les prédestine à la mort. Dans ces conditions, quelques kilos de farine suffisent à provoquer des mouvements de foules. Et un saucisson peut convaincre un fasciste peu scrupuleux de vous laisser la vie sauve.
Luigi Comencini portraiture une Italie avilie par la guerre. En maître de la comédie transalpine, il mêle l’humour au drame, l’analyse structurelle à l’histoire individuelle. La « grande pagaille » qu’il entend mettre en scène est celle d’une armée communiquant plus efficacement des circulaires absurdes sur les chants militaires que la signature d’un armistice. C’est celle de chefs fascistes ou de maquisards cramponnés aux conflits armés, incapables de baisser l’arme. C’est celle, enfin, d’officiers italiens cherchant à recouvrer une vie normale, abandonnant l’uniforme, mais se voyant invariablement rattrapés par le guêpier militaire. Le soulèvement de Naples clôture le film dans une sorte de fuite en avant : le sous-officier Innocenzi (Alberto Sordi) entend venger un compagnon de route lâchement fusillé (Sergio Reggiani) mais, ce faisant, il perpétue un conflit qu’il s’échinait pourtant à fuir. « Pourquoi faire la guerre si ça ne vous plaît pas ? », lui demandait un peu plus tôt, avec candeur, un soldat américain.
La comédie dans tout ça ? Elle affleure quand « tout le monde se débine de partout », quand le soldat Ceccarelli s’obstine à faire valoir sa permission de convalescence, quand un vote hypocrite aboutit à un vol de charcuterie, quand un wagon est pris d’assaut quelques secondes à peine après qu’un soldat se soit félicité de l’espace dont il y disposait, quand des retrouvailles très attendues débutent par un accident de vélo… Dans La Grande pagaille, légèreté et gravité cohabitent sans se parasiter. Et le récit se leste de sous-propos brillants : le rapprochement d’un Italien et d’un Américain autour d’Hollywood et de Joan Crawford, une amitié naissante et poignante entre un lieutenant et un soldat, la contamination des cellules familiales par l’idéologie et les conséquences de la guerre… Comencini, remarquable metteur en scène, insuffle ce qu’il faut de vie et d’esprit pour façonner, mine de rien, l’un des meilleurs films italiens sur la Seconde guerre mondiale.
Sur Le Mag du Ciné