Musique, chants et castagnettes nous transportent d’emblée dans un décor d’opérette ou de carte postale.
Sur un promontoire rocheux que domine la mer, s’exhibe, dans un tourbillon de volants, une danseuse de flamenco, applaudie frénétiquement par un public de villageois en liesse.
Tous reprennent d’une seule voix LA musique qui fait battre les cœurs, celle qui accroche un sourire radieux aux visages des filles en fleur : La Habanera.
Tranchant par leur mise élégante et leur classe sociale, sur le petit peuple portoricain massé jusque sur les barrières, deux touristes suédoises, la tante et sa nièce, assises aux places d’honneur, regardent la représentation d’un œil bien différent : contempteur pour la première, drapée dans son mépris, vitupérant à l’envi contre le spectacle, ravi pour la plus jeune, alanguie et sous le charme.
Flanquée de son chaperon autoritaire et rabat-joie, Astrée se fait plus rebelle qu’elle n’est, opposant un sourire moqueur aux critiques acerbes de sa tante, à ses insinuations, ensorcelée semble-t-il, par la magie d’un lieu où tout est prétexte au chant, à la musique, omniprésente, à tout ce qui lénifie ou exalte les sens et réjouit le cœur.
«Je l’aime, moi, ma folie, j’en ai assez de ton manque d’enthousiasme ! » rétorque la jeune femme, à sa tante Ana, décidément intraitable, qui l’a gratifiée d’un « jeune sauvage » excédé, ne pouvant comprendre la griserie d’Astrée et ses emballements passionnels pour un pays, dont Ana, pur produit de l’aristocratie de Stockholm en cette année 1927 , ne perçoit que la saleté, la touffeur, le désordre et le bruit.
Tel un cerbère en jupon, elle veille sur sa nièce avec une détermination farouche, ponctuant tous ses déplacements d’un impérieux « Komm, Astrée ! » véritable leitmotiv censé modérer les rêveries sentimentales de sa jeune parente à qui le riche propriétaire des lieux, Don Pedro de Avila, vient justement présenter ses civilités.
Le cavalier, montant crânement son pur-sang, la taille sanglée dans un costume noir de torero à veste courte et parements blancs, ne quitte plus des yeux la belle Astrée, qui, sourire aux lèvres, goûte en silence l’hommage appuyé du seigneur et maître de l’île, venu présider, comme toujours, l’unique corrida de l’année.
Et tandis que sur la musique de Carmen « L’amour est un oiseau rebelle » célèbre Habanera s’il en est, les toréadors entrent dans l’arène, Don Pedro installe les deux invitées dans sa propre tribune.
Coup de foudre, coup de cœur, l’homme est courageux, son acte de bravoure pour sauver un torero blessé va achever de séduire Astrée : le sort en est jeté, l’oiseau capturé, pris au piège et mis en cage.
« Et Sirk créa Zarah Leander , pur produit de son imaginaire féminin »
On trouve en effet, dans le personnage incarné par l’égérie suédoise des années 1930, deux des éléments favoris du cinéma de Douglas Sirk : la prise de conscience sociale et ce qu’il désigne comme « split character : le personnage déchiré », déjà mis en scène dans son drame précédent, Paramatta, bagne de femmes, sorti également en 1937, quelques mois avant La Habanera, où la femme amoureuse se sacrifiait pour son amant.
Deux films indissociables de la musique et des chansons, lesquelles revêtent une importance capitale, comme l’écrit l’historien du cinéma Jacques Lourcelles :
« Elles expriment, à travers les mélodies chantées par Zarah Leander, la fascination des personnages pour un lieu, une atmosphère, ou bien la déchéance de ces mêmes personnages, leur nostalgie, leurs regrets et parfois toutes les illusions qu’ils se faisaient sur eux-mêmes ou sur autrui. »
C’est tellement vrai ! Autant l’on peut n’être que moyennement séduit par l’actrice incarnant une jeune Astrée, dans une première partie un peu convenue décrivant la magie de l’île, dont on pourrait dire, paraphrasant Baudelaire :
« Là tout n’est que désordre et beauté, musique, chants et volupté »
autant la seconde partie nous offre une figure de femme et de mère malheureuse et bouleversante qui, dix ans plus tard, vit un enfer, cloîtrée chez elle par un époux tyrannique et jaloux, devenu son « prince noir ».
Impossible de rester insensible à ce Noir et Blanc entre ombre et lumière, qui magnifie le beau visage de l’actrice, quand Astrée interprète pour son jeune fils suspendu à ses lèvres : « Du kannst es nicht wissen » et « Kinder lied » (Tu ne peux pas savoir et chant d’enfant) deux morceaux composés par le cinéaste lui-même.
Impossible de ne pas être émue par ce gros plan sur Zarah Leander, fredonnant tristement tandis que la pluie se reflète sur son visage : une voix grave et sensuelle aux accents parfois brechtiens, qui chante désormais le malheur, le mal du pays et les liens qui l’attachent à lui, ce que Sirk résumera d’une phrase :
« quand elle regarde en arrière, elle prend conscience qu’elle sort d’un destin pourri… mais très intéressant. »
Ce que Sirk met en scène dans tous ses films, c’est la condition humaine au service de la splendeur du mélodrame , l’humanité des êtres avant toute chose et leur volonté de s’en sortir ; ses personnages, quel que soit leur contexte social, devant « s’affranchir de leur condition pour marcher debout ».
Astrée, héroïne tragique, victime de ses illusions, aura cru connaître le paradis : il se transformera bientôt en enfer jusqu’à ce qu’elle le quitte, plus mûre et plus lucide, prête à nourrir de ses expériences, aussi traumatisantes soient-elles, le terreau de son retour au pays.
Dernier film allemand de Douglas Sirk avant son exil, La Habanera, s’il n’est pas l’un des plus flamboyants mélodrames du réalisateur, ne mérite pas le désamour qu’il a pu susciter : on se laisse prendre à son attachante interprète et à sa douloureuse nostalgie dans des mélopées, filmées avec une suprême élégance.