La femme du bout du de la jetée d’Orly n’est plus : Hélène Châtelain vient de crever de ce connard de virus. Mais son visage est gravé pour longtemps dans la mémoire de ceux pour qui La jetée est une œuvre majeure. Il restera sans doute dans les mémoires, comme dans celle du cobaye dont il est question dans le film.
« Photo-roman » célèbre, ce court-métrage dégouline pourtant de cinéma par ses références, et en premier lieu Vertigo, mais aussi par la présence de Jacques Ledoux (dont le visage dans ce film n’est pas sans rappeler celui de Peter Lorre), ou par le fait que les photos ont été prises dans les souterrains du Palais de Chaillot, qui accueille dès 1963 la cinémathèque. Oui, non seulement on peut faire du cinéma avec des photos, mais on peut aussi créer de l’émotion, un récit qui s’appuie sur les dites photos, le mouvement que l’on y instille, mais aussi, bien sûr, avec la voix off, les bruitages et la musique. Et sans oublier le montage ! Comme quoi le cinéma, ce sont des images, mais surtout du mouvement, et le montage. On n’a finalement pas besoin de grand-chose pour faire du cinéma. Ici, le rôle du narrateur est essentiel, et dans ce rôle, Jean Negroni est parfait, sa grave voix grave est parfaite pour ce texte sublime, qui s'appose parfaitement sur les photos, de même que la musique, les chœurs et les bruitages.
Le film n’est pas à voir pour son histoire, qui n’est au final pas très intéressante, un récit de science-fiction un peu tiré par les cheveux. C’est le travail sur l’image, le temps qui s’écoule et les souvenirs qui est passionnant. Les photos sont splendides, dans un beau noir et blanc comme il convient, celles de la mystérieuse fille, celles de la déambulation du couple dans le muséum d'histoire naturelle, celles de la jetée, celles de Jacques Ledoux, celles de Paris dévastée sous les chœurs qui me ramènent immanquablement à l’Affiche rouge de Ferré ou aux images d’Hiroshima et Nagasaki dévastées. Au passage, sur Hiroshima, je vous invite à voir le très beau court-métrage également expérimental de Jean-Gabriel Périot 200 000 fantômes.
L’ambiance du film de Marker est particulière, très ancrée dans ce début des années 1960. Quelques mois après sa sortie, c’est la crise de Cuba, acmé de cette période intranquille, on la craint fort cette troisième guerre mondiale. L’Allemagne nazie n’est pas si lointaine, et les tortionnaires du film parlent allemand : on n’est pas encore vraiment sorti de la guerre, les résistants sont emprisonnés et on s’en sert de cobayes, Mengele n’est pas si loin.
En parallèle à cette ambiance mondiale tendue, on est dans les trente glorieuses, ère de progrès, Orly vient d’ouvrir, et en 1963, on s’y rend davantage qu’à la Tour Eiffel (3 et 4 millions de visiteurs en 1963 et 1964 !) Gilbert Bécaud, en 1963, chantait d’ailleurs Dimanche à Orly, représentative de cette époque.
Bref, on a là un film qui évoque la question du temps mais qui est surtout bien marqué par le sien, auquel il n’échappe pas, une époque de formidables progrès dont on ne peut pleinement profiter du fait de relations internationales plombées par un risque de guerre nucléaire, dont personne ne peut imaginer les éventuelles conséquences. Difficile de vivre au présent, minés par un passé qu’on oublie trop facilement bien qu'il suinte de toute part et face à un avenir difficile à imaginer.
La jetée n’est pas un film facile, il nécessite un temps affinage, et je le trouve meilleur à chaque fois que je le vois. Malgré un récit de voyage à travers le temps auquel je parviens difficilement à adhérer, le film est fascinant par sa beauté d’ensemble et son étrangeté.
Nous sommes en mai 2020, Hélène Châtelain n’est plus. Mais qu’on se rassure, son joli visage dans La Jetée de Marker mène toujours à de nombreux voyages. Les souvenirs font vivre. L’imaginaire permet de s’évader de tout monde clos.
Le film se trouve ici : https://vimeo.com/309034119