Voici ce que j'appelle un film dérangeant mais nécessaire. Je l'avais vu à sa sortie au cinéma en 1994. J'avais été durablement fasciné par le propos de Polanski. Je viens enfin de le revoir …
Le scénario est tiré d'une pièce, que je ne connais pas, d'un auteur chilien Ariel Dorfman, rescapé des geôles de Pinochet. Polanski ne localise pas précisément son film (quelque part en Amérique du Sud), attribuant ainsi une portée plus "universelle" à son propos. Notons qu'Ariel Dorfman a contribué au scénario du film.
Polanski a construit son film comme une boucle dont on peut dire à la fin qu'elle est bouclée puisque le film démarre et termine sur le même concert jouant le quatuor de Schubert, sur lequel je reviendrai plus loin. Entre ces deux moments, disons-le, paisibles, la tempête …
Une femme (Sigourney Weaver) attend son mari, avocat, (Stuart Wilson) alors que la tempête fait rage à l'extérieur. Il arrive, ramené par un voisin (Ben Kingsley) suite à une panne. Alors que la tempête à l'extérieur s'est enfin calmée, c'est à l'intérieur de la maison que se lève une nouvelle tempête car la femme reconnait dans le voisin serviable, le bourreau qui l'a torturée une quinzaine d'années plus tôt. Le film sera ainsi un stupéfiant huis-clos entre les trois personnages qui révèleront peu à peu d'autres aspects de leur personnalité.
D'abord le personnage central, la victime porte un profond et compréhensible traumatisme qu'elle a caché sous l'effet d'une honte ou d'une impossibilité intime à raconter. Elle n'a jamais parlé sous la torture. Voilà l'occasion d'enfin d'exorciser ce mal, d'assouvir une vengeance. De victime, elle se transforme en une sorte de bourreau. Elle est absolument seule face à son mari et à l'ancien tortionnaire.
Le mari est un brillant avocat. Le nouvel Etat démocratique lui propose la tête d'une commission pour solder ces anciennes blessures datant de la dictature, ce qui scandalise son épouse voyant dans cette commission une échappatoire insupportable pour les crimes qui risquent de rester impunis. Le mari n'est pas un violent et n'a jamais eu à subir la torture. Il est écartelé entre sa femme qu'il peine à suivre dans sa détermination et cet homme qui n'est que suspect d'avoir été cet ancien tortionnaire. Est-ce de la lâcheté ou est-ce un sens aigu de la Justice ou encore un calcul politique ?
Enfin, le personnage joué par Ben Kingsley aujourd'hui paisible médecin à la voix douce et serviable. Était-il ce médecin tortionnaire qui violait ses victimes en écoutant le quatuor (pour les apaiser) ? Comment le faire avouer ? et s'il reconnait son ignominie, quel doit être son sort ?
Le jeu de Sigourney Weaver est époustouflant. D'abord, elle emporte l'adhésion du spectateur par les aspects contradictoires et crédibles du personnage. La haine profonde, viscérale, meurtrière qui ressort d'elle sur cet homme qu'elle n'a jamais vu (en prison, elle avait les yeux bandés) mais qu'elle ne reconnait qu'à l'odeur et au son de sa voix. La fragilité de cette femme détruite à jamais et qui, au fond, est incapable de devenir, à son tour, une barbare.
Spoiler : son dernier regard dans la salle de concert l'élève au-dessus de la barbarie alors qu'elle reste avec sa haine inassouvie et son intimité détruite à jamais. Face à quelque chose qui ressemble bien à de l'impunité.
Le personnage de Ben Kingsley, complètement à contre-emploi si on se réfère à ses rôles de Gandhi et du comptable Itzhak Stern, révèle toute la complexité de cet homme devenu tortionnaire par une sorte de lâcheté, de laisser faire ou pour satisfaire des pulsions intimes sous couvert de l'impunité.
Je voudrais revenir sur ce quatuor de Schubert dont on n'écoute ici que le premier mouvement … Quelques années auparavant l'élaboration du quatuor, Schubert avait composé un Lied éponyme (voir critique spécifique) basé sur un poème qui racontait l'affrontement d'une jeune fille, épouvantée, avec la Mort qui est venue la prendre et la détruire. Je me plais, sans aucune preuve, à imaginer Polanski voir, en filigrane du film, cette lutte inégale et perdue d'avance entre la Jeune Fille et la Mort, entre le Bien et le Mal.
Au final, le film est une puissante réflexion sur la vérité, sur la relativité de la vérité. Et si, par hasard, on parvient à atteindre une partie de la vérité, qu'est-ce qu'on en fait ?
C'est un film dérangeant, comme je disais au début de cette chronique, car il adresse aux notions de Bien ou de Mal, à la détermination de la culpabilité. Et la vengeance, qu'on a une furieuse envie d'assouvir tout au long du film en solidarité avec la victime, est-elle suffisante pour au moins soulager à défaut de guérir les traumatismes ?