La Légende de Zatoichi : Le Masseur aveugle par Prodigy

Si pour une majorité d'entre nous Zatoichi évoque en premier lieu un film de Takeshi Kitano, pour le public japonais ce personnage a une toute autre résonnance, puisque c'est à tout un pan de leur histoire cinématographique que l'on fait référence. Né en 1962 avec ce premier film de Kenji Misumi, qui s'attirera plus tard l'honneur et la gloire avec la saga des Baby Cart, le personnage de Zatoichi aura droit comme beaucoup d'icônes japonaises à une série de films riche en épisodes (26 au total), qui se clôturera en 1989 par un quasi-requiem signé Shintaro Katsu lui-même – Katsu, qui fut l'unique interprête du personnage à l'écran, jusqu'à la version de Kitano en 2003. Un fait rare, qui témoigne de l'implication de l'acteur vis-à-vis de son personnage, anti-héros attachant qui lui collera à jamais à la peau (Katsu nous a quitté en 1997).

Zatoichi s'inscrit dans une grande tradition : celle des héros handicapés, rejetés par la société à cause de leur difformité ou de leur tares physiques. Ici, Zatoichi est aveugle, et yakuza de surcroît. Bien que symbolisant la plupart du temps aux yeux du public le gangster typique des films japonais, le yakuza n'a à l'origine rien d'un mafieux. C'est un rebut, un outsider, et aussi un loser : « yakuza », littéralement « 8 – 9 - 3 » est la combinaison perdante au jeu japonais du hanafuda. Ironiquement, d'ailleurs, Zatoichi, errant sans but de village en village, est un passionné de jeu. Une tare qui ne le quittera jamais, et qui sera souvent l'occasion de scènes cocasses, puisque l'imaginant trop diminué par sa cécité, ses adversaires ne cesseront de sous-estimer son ingéniosité et son avidité!

Dire que Shintaro Katsu EST Zatoichi serait trivial, et pourtant c'est une constatation inévitable. Dès les premières scènes du film, l'acteur, à la carrière et à la vie personnelle tumultueuse, imprime sa marque indélébile au personnage : ses tics, son rire généreux, sa truculence, sa démarche inimitable. Le film de Kenji Misumi, tout en délicatesse et en langueur, dresse le portrait d'un personnage affable, terriblement humain, écrasé de modestie mais qui se révélera un ennemi mortel pour quiconque choisira de croiser le fer avec lui. Dans de brefs accès de violence, aussi soudains que fatals, l'aveugle, tel un scorpion piquant sa proie, va répondre à la violence de ses contemporains, tous avilis, impurs, salis par la corruption et la guerre.

Bien que l'imagerie en soit omniprésente, il ne faut pas s'imaginer Zatoichi : le Masseur Aveugle comme un sommet du chambara flamboyant, ni un festival de gorges tranchées et de geysers de sang. C'est même tout le contraire. Plus proche du drame intimiste que du film de sabre, ce premier Zatoichi dresse un portrait sans concession des gens de pouvoir, auxquels seule résistera l'amitié indéfectible entre notre héros et un samouraï mourrant. Touchante, cette relation est au coeur d'un film qui fonctionne finalement à un niveau plus allégorique que narratif – à Zatoichi, qui a malencontreusement entendu une conversation : « tu es aveugle, dommage, tu aurais du être sourd ». La phrase fait écho à la scène finale, quand, après avoir du abattre son seul véritable ami, Zatoichi ouvre littéralement les yeux, envahi par la colère et le dégoût. Une image magnifique, à l'image de ce film délicat et sensible, drapé dans un noir et blanc sublime.
Prodigy
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le 12 nov. 2010

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