On pourrait commencer par mobiliser l’armada des formules superlatives, célébrer cette contribution à la lutte contre l’oubli pour ce qu’elle est : une œuvre grave et rigoureuse, sobre et inspirée, personnelle et universelle, magnifique et bouleversante. Rappeler à quel point elle marie l’authenticité et l’intelligence, la colère et la douleur, le courage et l’obstination. Louer l’exceptionnelle dignité avec laquelle elle relate la vie au jour le jour sous le règne de l’arbitraire, les terreurs murées derrière les visages clos, la barbarie et la solidarité, l’humiliation et l’espérance. Autant de mots emprunts d’emphase, de solennité, mais quasiment impossibles à éluder lorsqu’il s’agit d’évoquer les crimes attachés à la politique d’épuration ethnique que les nazis entendaient mener jusqu’à la solution finale : l’élimination par la faim, la torture, le feu, le gaz ou les balles d’êtres humains condamnés pour le seul fait de n’être pas aryens. Steven Spielberg s’est laissé dix ans de réflexion. Il a reculé, tergiversé, hésité, tourné autour du film. Le projet lui ayant été rétrocédé par Martin Scorsese, il l’a proposé à Roman Polanski. Avant de s’y investir corps et âme. Lors de sa sortie-évènement, La Liste de Schindler a déchaîné les passions, fait couler des fleuves d’encre, alimenté polémiques, plateaux-télé et débats éthiques. Que le roi du divertissement hollywoodien, l’enfant chéri du box-office s’empare d’un sujet pareil fut pour certains une pilule impossible à avaler. Après Nuit et Brouillard de Resnais, après Shoah de Lanzmann, on a cru qu’il y aurait un moratoire de la fiction, un embargo, un arrêt sur images définitif. Au chapitre des sentiments, un élément fut jugé inacceptable : le mécanisme du suspense, et le soulagement qui s’ensuit, à certains moments-limite. L’exemple le plus parlant, repris partout, s’est cristallisé dans la scène des douches : on a reproché au cinéaste de transgresser le réel, d’en montrer trop ou pas assez (c’est selon), en définitive d’avoir osé courir le risque et de nous l’avoir fait encourir. Là où Hitchcock filmait en spirale le trou noir d’évacuation puis l’œil droit de Janet Leigh assassinée, lui filme par un hublot puis de l’intérieur des femmes nues sous les pommeaux d’où surgit finalement une eau bienfaisante. On se situe alors dans l’épicentre de l’indicible tragédie du siècle, sur laquelle on ne saurait mettre aucune image puisqu’elle est inimaginable, un irreprésentable de la pensée. Le meurtre ne sera pas montré, ce qui ne l’empêche pas d’avoir lieu.


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Le caractère schizophrène du parcours créatif du réalisateur atteint ici son acmé. La production de La Liste de Schindler est entamée alors même que celle de Jurassic Park — son antinomie absolue — n’est pas achevée. Ce paradoxe se retrouve dans la figure ambigüe et complexe d’Oskar Schindler, membre opportuniste du parti nazi, sympathique canaille, coureur de jupons insouciant, bon vivant charismatique et affairiste magouilleur, qui se voit peu à peu rattrapé par sa conscience. Prototype du personnage spielbergien, il est l’homme ordinaire qui, en des circonstances extraordinaires, reçoit une révélation, opère un renversement des valeurs, trouve son chemin de Damas et accomplit des miracles. Marié mais sans enfants et sans attaches, il donne un sens à son existence le jour où il réalise que le seul moyen de laisser une trace est de se constituer une famille d’adoption. Dans un monde au bord de l’effondrement, il choisit la plus meurtrie, lui consacre toute son énergie et à force d’engagement parvient à en assurer la survie et la descendance. Jamais Spielberg n’explique vraiment pourquoi il se lance dans cette entreprise héroïque. Il se refuse à interpréter le protagoniste et son action — ç’aurait été commencer à mentir. Alors il le "représente", comme on dit d’un tableau qu’il représente un paysage ou une bataille : il le présente à nouveau, et par là le rend présent. C’est un portrait, et sans doute un autoportrait. Sans rien en laisser paraître, Schindler s’arrange pour que soient épargnées un maximum de victimes. La cruauté cynique des bourreaux galonnés n’altère pas l’amitié qu’il leur porte, mais il sait manipuler leurs faiblesses, il les amuse et les achète. Il ne se découvrira qu’au dernier jour à ceux qu’il protège, qui se méfient de lui mais qui, silencieusement, sans rien en dire, comprennent son jeu. Ce cheminement de deux angoisses intérieures, jamais montrées — celle de l’homme seul et celle du troupeau qu’il abrite — constitue une sorte de miracle cinématographique, dû à la proximité du danger ultime qui menace chaque jour les sursitaires du four crématoire.


La fiction s’établit ainsi sur la mise en place d’un système économique dont le héros retors exploite d’abord les mécanismes (le temps, c’est de l’argent) pour ensuite les inverser (l’argent, c’est du temps) et enfin les court-circuiter. Elle organise les termes d’une addition élémentaire : celle des 1.100 Juifs qui se soustrairont à l’Holocauste. Tant qu’on peut énumérer, il est encore possible de nommer, d’identifier, d’être du côté de l’humain et dans la vie. L’horreur commence dès l’instant où c’en est trop et que l’on bascule de l’autre côté, celui de l’innommable, de l’inhumain (la liquidation du ghetto de Cracovie, le charnier de Plaszow). Alors Spielberg compte comme un fou, comme Schindler qui dicte à Stern, son ange blanc, la liste des noms à sauver ("Plus ! Il en faut plus !"), et il vérifie que tout le monde est bien là, bien vivant. C’est le signe d’un film qui s’est longuement posé les questions de sa morale : il ne s’autorise à montrer des personnages qu’autant qu’il s’est assuré que chacun d’eux en réchappera, car agir autrement reviendrait à s’aligner sur la logique nazie, selon laquelle un Juif vivant est déjà un homme mort. À un moment pourtant, on se retrouve à Auschwitz. Rien n’y prépare, Schindler ayant déjà détourné la machine, mais c’est justement une erreur d’aiguillage qui met le train des femmes sur les rails du dead end : littéralement, le film arrive au camp d’extermination "par accident". Cela dure peu, pas plus de quinze minutes. Le cinéaste affronte là le défi absolu imposé par son projet. Comment visualiser cet endroit ? La question ne se pose pas. On n’en verra rien ou presque : la nuit noire, une neige de cendres, la fumée, les projecteurs aveuglants, les visages cadrés en gros plans et avec peu de contrechamps — les silhouettes d’un autre convoi. La scène est abstraite, fugace, c’est-à-dire qu’elle est ailleurs. Spielberg fait passer l’idée sans passer les images, quand il enraye le mouvement (et le revolver du S.S.) juste à temps, ou quand un plan renvoie à une réalité autre (les dents en or, les monceaux de valises et de vêtements, les rames de marchandises qui emmènent au loin les déportés…). Par de tels choix, il prouve une fois de plus qu’il est un immense metteur en scène, au sens le plus noble du terme.


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Rendus in extremis à la vie, les "Juifs de Schindler" évident autour d’eux les six millions qui n’en sont pas revenus. Chaque plan s’adosse à son hors-champ insoutenable car indénombrable. L’œuvre est construite autant sur ce qu’elle montre qu’autour de ce qui y manque. Elle exemplifie, à l’intérieur de l’Histoire, cette liste de noms lui dictant sa conduite et son esthétique. Pour sa première collaboration avec Janusz Kaminski, qui infléchira de manière déterminante les orientations plastiques de sa carrière ultérieure, Spielberg décide de la prédominance d’une caméra à l’épaule sensible et tremblante, d’un noir et blanc cru et tranchant. Très contrastée, l’image a la même texture que la feuille de papier où les noms s’écrivent noir sur blanc. Ne serait-ce qu’en cela, le film inscrit de la mémoire. Il témoigne d’un regard sur le réel, en livre les interrogations, en offre le point de vue. Plus que sur le génocide et l’inexorable machine de mort du Troisième Reich, La Liste de Schindler est, problématique spielbergienne par excellence, une méditation sur l’innocence — ce qu’on peut en sauver et ce qui est définitivement perdu. Par des séquences sèches, allusives et brutales, par des visions infernales à la Brueghel, l’auteur rend sensibles la banalité administrative de l’abjection hitlérienne, le sadisme de ces criminels qui bâillent d’ennui en massacrant, de ce diable personnifié qui, du haut de la terrasse de sa villa, tue au fusil à lunette comme on tire au pigeon, ou qui se fait manucurer les ongles par la jeune femme lui servant d’esclave domestique. On sait alors d’instinct fondamental qu’il suffit d’un coup de lime de travers pour qu’elle se prenne au mieux un coup de bottes dans le ventre, car il n’y a pas plus dangereux qu’un fauve assoupi. Il faut un mélange rare de candeur et d’épouvante pour faire ressentir que dans le non-sens de la logique de l’extermination nazie, la mort peut devenir un jeu d’enfant cauchemardesque. Et un humanisme égal pour y opposer cette très brève mais superbe scène de résistance : sur le chantier du camp de travaux forcés, par pur caprice d’Amon Göth, une architecte va être exécutée. Juste avant de mourir, de sa voix fière mais saisie d’effroi, elle affirme : "Il faudra plus que cela."


Il s’en trouvera toujours pour déceler des circonstances aggravantes à un film si magistralement réalisé, photographié, monté, interprété, au motif que tant de qualités, tant de virtuosité formelle, tant d’émotion suffocante ne sauraient s’accommoder de l’intransmissible. Qu’il soit permis de ne pas partager cette intransigeance. En des temps où beaucoup s’ingénient à falsifier le passé, à nier les faits, rien n’est plus admirable que de voir un complice privilégié des foules, un artiste aussi illustre et important que Spielberg s’emparer, avec la sensibilité qui est la sienne, de cette question primordiale : analyser et comprendre "le ventre encore fécond d’où a surgi la bête immonde." Au générique final, une main a déposé deux roses rouges sur la tombe de Schindler, de la même couleur que le manteau de la fillette, le seul symbole que s’autorise le réalisateur. Elle atteste de la probité de l’œuvre et d’un cinéaste résolu à ne pas perdre de vue l’Autre, cet autre lui-même qui a pu ressembler ailleurs à un enfant triste ou à un extraterrestre perdu. Lorsque des hommes et des femmes rapportent ce qui leur est arrivé, leurs témoignages sont autant de fictions dont ils constituent la preuve vivante, les acteurs devenus narrateurs, au nom des morts. "Tous les chagrins peuvent être supportés si on les transforme en histoire ou si l’on raconte une histoire à leur sujet" : la phrase est de Karen Blixen, reprise par Hannah Arendt. La Liste de Schindler perpétue les récits des survivants. Ni illustration de la Shoah ni son allégorie, c’est bien davantage une parabole, assez proche de celle de l’Arche de Noé. Plutôt que de donner les images de l’Apocalypse, l’auteur relate une genèse. À la sortie du film, au lieu de répondre aux questions sempiternelles ("Pourquoi l’avez-vous fait ?") par un discours d’intention calibré, il confessa un souvenir d’enfance : comment un membre de sa famille, rescapé d’Auschwitz, lui avait appris à compter en lui montrant sur son bras le tatouage-matricule, et comment le 6 se transformait en 9 lorsqu’il le pliait. C’était sa réponse, une image à partir de laquelle il n’a cessé depuis d’élaborer des plans, de produire du mouvement — des movies, puisqu’elle lui a appris qu’on ne peut compter que sur les vivants. Dans La Liste de Schindler, Spielberg ne fait rien d’autre que poser la question de son art. Quelque chose comme : qu’est-ce que le cinéma ?


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PS : Je garde un souvenir très ému de cette bande-annonce, magnifiée par le Exodus de Wojciech Kilar.

Thaddeus
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le 28 janv. 2021

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