Une statue marmoréenne hélitreuillée au-dessus de la canopée, soudainement rattrapée par la gravité, s’échoue dans la jungle guyanaise. Le gag est à l’image de La Loi de la jungle, deuxième long-métrage d’Antonin Peretjatko dont le cinéma gagne en richesse, formelle comme matérielle, ce qu’il perd en spontanéité : sous la drôlerie évidente et légère se cache, de manière moins immédiate et plus inattendue, un imaginaire qui s’explore en bonne compagnie.
En quelque sorte, La Loi de la jungle commence là où s’était arrêté La Fille du 14 juillet. Quand l’un faisait des vacances d’été une récréation perpétuellement prolongée, l’autre ramène tout le monde au travail. Marc Châtaigne alias Vincent Macaigne, stagiaire de son état au ministère de la Norme, se voit affecté à un projet un tantinet fitzcarraldien, Guyaneige, dont le nom résume l’ambition démesurée : la construction d’une piste de neige en pleine jungle. Tout le comique du film – du moins dans sa première partie, la plus facile - repose sur les variations autour de cette dichotomie fondatrice, avec d’un côté la loi, la norme, l’institution étatique, de l’autre la jungle, le dérèglement, le hors-piste, et au milieu - ce qu’examine la caméra de Peretjatko- la collusion des deux opposés, faite d’absurdités administratives et de petites formules, autant nonsensiques que révélatrices. A ce titre, «La Guyane, c’est la France», répétée à l’envi comme pour s’en convaincre (et on veut bien croire que c’est utile, au regard du silence radio qui touche par exemple Mayotte), devient la devise d’une administration en surrégime, bercée d’illusions et embourbée dans des projets qui visiblement la dépassent. Comme dans La Fille du 14 juillet, le 16mm et le côté amateur en moins, les facéties s’enchaînent dans un rythme frénétique, mécanique de précision toujours plus exigeante, où le risque de la surcharge et de la sortie de route n’est jamais bien loin. Bordel savamment orchestré, ce régime comique finit par étouffer son spectateur, faute de véritables trouvailles pour relancer la machine. Un essoufflement du rire qui, loin de condamner le film, lui permet de s’affranchir de ses propres systèmes.
Comme souvent au cinéma, le salut créateur vient du dérèglement : le film se laisse peu à peu coloniser par ce paysage de jungle qui amène avec lui un tout autre écosystème et son lot de promesses, de fantasmes. Espace de perdition, lieu de la décadence, la jungle absorbe Châtaigne et sa guide Tarzan, la stagiaire des eaux et forêts (l’ «ouragan » Vimala Pons). Imperceptiblement, les corps et les démarches mutent et on sent venir, au-delà des normes comiques et filmiques, le retour en grâce des pulsions, de vie, de mort, toutes confondues. Tous les fluides et liquides - pus, cerveau, yaourt, transpiration - sont de la partie, marquant la nécessité d’oublier pour un temps la froide métropole qui juste au bout résiste : dans une séquence d’anthologie, la rédaction d’un rapport administratif se transformera en d’intenses préliminaires. C’est cet érotisme insoupçonné qui finit par tout emporter, Pons et Macaigne formant un corps burlesque et sexuel parfaitement adapté à la moiteur de la jungle et autour duquel se resserre, petit à petit, la structure foisonnante du récit. En de longs plans lascifs, la caméra rougissante se relâche et dérive avec eux entre les courbes du fleuve tropical : la fin de leur périple, qui fut rythmé par de loufoques ordalies et des rencontres en tout genre, ressemble à une fuite en avant paresseuse et apaisée. « L’amour est un voyage » tape Châtaigne sur sa machine de travail. Si la génération what de Peretjatko est coincée à l’âge du stage et du désenchantement, La Loi de la jungle lui donne, pour un temps, la clé des champs.