La Lune de Jupiter est un chef d'œuvre raté, une merveille dans son imperfection, un film à voir absolument. Un film dont on pourrait, à son image, faire une compilation de qualificatifs : renversant, ennuyant, magnifique, brouillon, impressionnant, bouleversant, maladroit.


Kornél Mundruczó avait impressionné avec White God, comme un prequel à ce film-là, un pamphlet politique qui ne se disait pas et glissait derrière les péripéties d'un chien bâtard dont la société hongroise ne veut pas, une mise en scène ébouriffante et un propos coup-de-poing.


La Lune de Jupiter reprend ce schème et tente de l'appliquer à un condensé des maux de la société. En 2017 Mundruczó regarde droit dans les yeux un monde complexe troublé par des maux divers. Le réalisateur tente de s'attaquer frontalement, mais sous la forme d'une parabole, à autant de sujets que l'immigration (qui demeure tout du long la toile de fond), le terrorisme, l'avidité, la religion, le racisme, la violence sous toutes ses formes, et une humanité qui, dans le déni, regarde à l'horizontale, ayant perdu espoir, foi et ouverture sur le monde. C'est un monde glauque et bruyant, une humanité terne et souffrante que filme le réalisateur hongrois. Un monde qui ne trouve de pause dans sa noirceur que lors de scènes en état de grâce sur lesquelles on reviendra.


Tentant de s'atteler à tous ces sujets à la fois, Mundruczó se perd et nous perd, donnant à son film une forme hybride jamais claire et à son propos un aspect confus. Les dialogues, souvent pauvres, les personnages, souvent mal-écrits, voire mal interprétés (dommage d'avoir choisi comme personnage principal ce médecin n'ayant plus foi qu'en l'argent, alcoolique et un peu paumé, incarné par Merab Ninidze, pas toujours convaincant - et surtout doublé dans sa version orginale - pour aborder de biais celui d'Aryan, jeune réfugié Syrien, perdu lui aussi, mais déterminé à se retrouver, Zsombor Jéger troublant dans sa force naïve). L'amitié entre le héros et le réfugié christique tombe dans les facilités et les grossièretés, entre confrontation culturelle (la fourchette, les frites, l'alcool, la langue) et scènes d'initiations.
A trop vouloir faire, Mundruczó hâche son récit, l'expédie souvent, ne prend pas le temps de construire ses personnages, souvent réduits à des clichés (le flic ripou à la mine patibulaire par exemple) et peine à trouver un rythme convenable. Nous jetant tout ça dans la gueule, sans jamais vraiment prendre la peine d'articuler. On pourrait par instant penser au Mother! d'Aronofsky qui dans une forme chaotique et parabolique se faisait condensé horrifique et expérience insoutenable de tous les maux du monde, sur fond d'écologie et de religion, de renaissance possible malgré tout. On pourra aussi lui trouver des ressemblances avec le film de Cuarón Les fils de l'Homme, qui, sur un fond de fin de l'humanité et de terrorisme, donnait à voir la naissance d'un espoir incarné par un être fragile, regroupant en son sein la totalité des qualités humaines capables de redonner espoir, le tout filmé dans des plans séquences ébourrifants.


Dans une ambiance de fin du monde, éclairé par une lumière crépusculaire écrasante, il montre une société qui se délite, où les passants sont comme des fantômes errants, regardant droit et jamais en haut. Un monde où l'on se soûle et l'on baise pour oublier, où la délation règne, car c'est un monde où tout se vend, y compris l'amour, y compris l'amitié, y compris l'humanité. Un monde enfermé qui ne prend jamais de hauteur, un monde où l'on file tête baissée dans des bus de tourisme ou des métros.


Car c'est de prise de hauteur dont il est finalement question dans ce film, avec tout ce que cette expression peut dire ; s'éloigner des problèmes concrets et si nombreux du monde, décoller pour retrouver et l'espoir et voir plus loin que l'horreur présente, mais aussi reprendre de la hauteur dans nos réflexions, dans une forme mystique ou religieuse c'est selon, ou encore décoller de soi pour voir l'Autre, l'Humanité dans son ensemble, la retrouver en chacun, ouvrir les yeux sur le monde où les destins se percutent. Préférer à un ballet hors du temps dans un hôtel de luxe un plat de frites, préférer aux fonds marins dans lesquels on se noie pour tenter de fuir les hauteurs célestes où passent des étoiles filantes.
C'est cette prise de hauteur qui fait que par intervalles, le monde décolle, se retourne, où la mort est source de renaissance, où le retour du soleil source d'espoir.
Et c'est précisément lorsqu'il ne s'éparpille pas dans des dialogues souvent ratés, dans des intrigues parallèles qui n'obtiennent que rarement notre intérêt (enquête terroriste, histoire d'amour manquée, amitié naissante), et qu'il se recentre sur ce qui fait son originalité et sa puissance que le film épate, au son de la sublime et grave bande-originale de Jed Kurzel.


De manière plus prosaïque, il faut noter tout de même que La Lune de Jupiter est à classer d'emblée parmi les films les plus virtuoses, les plus impressionnants, les plus visuellement audacieux. La scène d'ouverture, qui nous plonge sans sommation dans l'enfer de l'exil et de la traversée d'un frontière est un coup de poing qui asphyxie, et rappelle, dans un autre genre, un autre film hongrois, Le fils de Saul. Collé à ses personnages, Mundruczó fait littéralement ce qu'il veut de sa caméra, la plongeant sous l'eau où la faisant décoller, l'emmenant en gros là où elle ne peut normalement pas aller.
Le film accumule, à grands coups de plans-séquences immersifs et virtuoses, les plans "impossibles", retournant l'horizon et nous perdant dans nos repères. On n'aura jamais vu ça ailleurs que chez Benoit Debie ou Emmanuel Lubeski.
Mundruczó se place donc comme un cinéaste visionnaire, un de ceux dont chaque œuvre retourne l'esprit, et se présente comme une expérience à vivre. Il semble en être conscient, abusant parfois de sa maîtrise technique, dans des scènes qui s'étirent inutilement (une course poursuite renversante bien trop longue, un retournement d'appartement, ...), et se montrant donc parfois irritant dans sa virtuosité consciente.
Mais il est impossible de ne pas relever la beauté des scènes de lévitation, leur perfection esthétique, leur force hypnotisante, qui valent à elles-seules le détour. On n'aura, répétons, rarement vu quelque chose d'aussi beau et magistral depuis bien longtemps, quelque chose aussi fort à vivre pour un spectateur, coupant littéralement le souffle.


Il est en fin de compte bien difficile de juger La Lune de Jupiter tant, vous l'aurez compris, le film prend la forme d'un patchwork de sujets, accumulant les imperfections de fond (dialogues, rythme, interprétation) mais sublimant chacune de ses secondes par la maestria de sa mise en scène.


A cela s'ajoute un propos tour à tour maladroit dans son explicitation et sa sur-signification, abusant de paraboles, ou à l'inverse époustouflant par sa force allégorique et la beauté de ses symboles. On pourra regretter une approche trop frontale et facile des maux qui gangrènent la Hongrie (ou de l'Europe, plus globalement, puisque c'est le nom du seul satellite de Jupiter abritant une potentielle source de vie, métaphore proposée par un carton en guise de prologue), dénonçant et exprimant trop facilement tant le racisme que la corruption, tant le terrorisme qu'un traitement hypocrite de la crise migratoire.
Mais on sera surtout fasciné par l'ambiance apocalyptique d'un film qui, s'il peine à se trouver un genre, du film d'action au drame social, de la métaphore à la l'enquête policière, trouve un aboutissement tout autant esthétique que scénaristique dans un final, riche en interprétations.


Lever les yeux pour retrouver l'espoir, lever les yeux pour mettre en pause le rythme étouffant d'une société aveugle, lever les yeux pour renaître, lever les yeux pour finalement regarder hors de soi.


Et finalement, puisque c'est le sujet, prendre collectivement conscience de la crise migratoire et décider de la régler, comprendre ces destins humains qui se bousculent aux frontières de notre continent européen, ôter ses mains de devant ses yeux (ce que ne montre pas un plan final sublime) et décider de ne pas rejeter l'autre.


Lever les yeux pour finalement redevenir un peu plus humains...


Un film comme un défi inévitable.
"Prêts ou pas, j'arrive !"

Charles_Dubois
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le 9 déc. 2020

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Charles Dubois

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