Faut quand même que je dise, en guise de préambule, que les serpents dans les seins, ceux qui mordent la main qui les nourrit, artistes ou pas, ça me fait craquer. Et lorsqu’en plus, artistes ils le sont, comme Suzuki, et jusqu’au bout de leurs ongles affûtés, alors là je suis aux anges !
Serpent. Il y a les anacondas majestueux, tel Mankiewicz étouffant lentement Hollywood dans sa graisse (All about Eve, La comtesse aux pieds nus), et puis il y a les vipères agiles et rapides, qui sautent au talon d’un Establishment aux pieds d’argile, le foudroient et en font leur golem. Suzuki est de ceux-là. C’est le situationniste du cinéma japonais.
En 1973, La dialectique peut-elle casser les briques ? de René Viénet s’emparait d’un quelconque film de kung-fu bien commercial et l’affublait de sous-titres hilarants obligeant le superman de service à discuter marxisme et consommation avec sa gonzesse. Mais Suzuki l’avait devancé d’une bonne décennie. Obligé par son employeur, les studios Nikkatsu, à produire à la chaîne des yakusa eiga glorifiant sous couvert de scénarios indigents un machisme violent, individualiste et dominateur bien en phase avec un conservatisme alors toujours installé, mais ébranlé par la défaite du Japon en 1945 et menacé par une jeunesse bouillonnante et contestataire, il va s’asseoir sur les scénarios au point de rendre les histoires quasi-incompréhensibles et mettre toute son énergie dans la déconstruction de cette figure autoritaire et, à travers elle, dans celle du vieux monde supposé rassurant qu’elle incarne. Ici, nous assistons au délitement de Hanada, le tueur d’élite, du machisme à la fêlure, de la fêlure à la mégalomanie et à la paranoïa, à mesure qu’il s’enlise dans un univers qu’il voudrait binaire et qui se déconstruit.
Artiste. Les sous-titres de l’Establishment japonais, c’est la mise en scène qui s’en charge. Sans mentir, elle est aussi soignée, aussi sophistiquée, aussi inventive que celle d’un Park Chan-wook que Suzuki a sûrement inspiré (en plus de Jarmusch dont le Ghost dog est l’héritier direct de ce film). Avec en plus un grain de folie, des pointes de surréalisme occasionnés par les fantasmes du héros qui sombre. Et des trouvailles renversantes comme la parodie de la scène du ballon dans Le dictateur. Résolument formaliste, donc. Mais pas gratuite, oh non. Elle est le langage qui raconte une tout autre histoire que celle que nous sommes censés suivre. La descente aux enfers de Hanada commence lorsqu’un tout petit papillon se pose sur son viseur et lui fait rater sa cible, faisant de lui un paria. Ce papillon, c’est Seijun Suzuki lui-même.
Suzuki se défendait d'être subversif : « Je n’ai jamais été un rebelle, j’étais juste malicieux ! », déclarait-il à Steve Rose. Mais Kundera a bien montré dans La plaisanterie qu’être malicieux sous un régime autoritaire, c’est bien pire qu’être un rebelle. Viré de la Nikkatsu après ce film, il resta sur la liste noire des majors et ne put tourner pendant 10 ans, malgré des soutiens vigoureux et prestigieux (Oshima) et un procès gagné contre son employeur.
On s’accorde en général à penser que le président de la Nikkatsu, qui avait qualifié La marque du tueur d'incompréhensible et invendable, n’y avait rien compris. Moi je pense qu’il avait très bien compris au contraire.