En novembre dernier, je chroniquais sur ces pages ce qui était alors le dernier film de Cheyenne-Marie Carron et qui venait de sortir en salles. Cinq mois après, la très prolifique cinéaste nous revient avec un nouveau long métrage, consacré à un tout autre sujet que le précédent (qui traitait du djihadisme) puisqu’il est question cette fois de la crise de la paysannerie et de ses conséquences humaines dramatiques. Un incursion dans le cinéma naturaliste à propos social (on peut tracer un parallèle, dans certaines scènes, avec l’excellent Robert Guédiguian, l’accent du sud en moins) dont la dureté est agréablement contrebalancée par les superbes paysages du Pays basque, filmés avec une sensibilité toute païenne, à l’image de l’enracinement du personnage principal.
Sébastien est un jeune paysan, qui a hérité de la ferme familiale et qui peine à garder la tête hors de l’eau, criblé de dettes à cause de la concurrence de la grande distribution et des prix pratiqués par les centrales d’achat. Son voisin Lucien, un vieux fermier avec qui il s’est lié d’amitié, a été contraint de vendre ses bêtes et ses machines et a fini, de désespoir, par se pendre. Révolté, Sébastien réunit les paysans de la région et les persuade de monter une coopérative pour pouvoir vendre leurs produits sans passer par les circuits habituels. Il fait la connaissance, durant la même période, de Juliette, une jeune auxiliaire de vie dont il tombe amoureux. L’occasion de vives controverses entre les deux amants, elle étant catholique et lui païen, et leur rapport à la nature ou à la morale les situant souvent bien loin l’un de l’autre. Un dialogue tempéré par un médiateur inattendu, l’abbé de la paroisse locale, avec qui Sébastien aime ferrailler sur les chemins de forêt, les deux hommes étant liés tant par le goût de la querelle philosophique que par une forme de respect mutuel. La cinéaste, qui n’a jamais fait mystère de sa foi chrétienne, laquelle innerve toute sa filmographie, a fait cette fois le pari d’une sorte de réconciliation au nom de l’identité commune, de l’histoire longue et de l’amour de la terre. C’est sans doute un peu sa voix qu’on entend dans celle de l’abbé lorsque celui-ci dit à Sébastien : « Nous sommes fils de la Grèce, héritiers de Rome et des premiers chrétiens celtes. »
Cheyenne-Marie Carron dit s’être inspirée, pour mettre en scène ce rapport des hommes au sol nourricier, de Giono et de Vincenot. On la croit volontiers mais on pourrait tout aussi bien y ajouter une inspiration barrésienne, tant le rapport aux générations, aux morts et à la terre est magnifié, notamment à travers les monologues intérieurs de Sébastien récités en voix off dans les scènes qui le montrent, filmé de haut, parcourir la campagne en moto. « N’importe quelle terre n’appartient pas indifféremment à n’importe qui ni à tout le monde, songe-t-il tandis que défilent à l’écran les pâturages du Pays basque. Elle appartient au peuple qui l’a conquise, qui l’a labourée, enrichie, soignée. Les vieux peuples, quand ils marchent sur leurs terres, marchent sur des millions de morts. » Le mot païen, nous rappelle le héros, vient du latin paganus : le paysan. A Juliette, qui s’invite chez lui un soir pour manger avec un cageot de légumes dans les bras (jolie métaphore : Sébastien expliquera peu après que si le christianisme a conquis l’Europe, c’est en s’invitant chez les anciens peuples et en abusant de cette hospitalité jusqu’à les remplacer…), il tente d’expliquer la magie de l’humus, des champs et des forêts, l’emmenant dans des balades initiatiques durant lesquelles l’amour vient au secours de la mystique. « Tu enchantes mon monde » lui confie-t-elle, sans pour autant renoncer à ce dernier.
La tradition est au cœur des enjeux du film : elle est dans ces hommes-brebis qui défilent en cortège lors d’une fête rituelle, dans les références à Gaïa, dans les feux de la Saint-Jean, dans l’autel à la déesse chtonienne Mari qui trône devant le lit de Sébastien, dans la petite église où il va prier pour sa défunte mère, dans la grotte sacrée où il va puiser de l’eau pour soigner son ami malade, dans le temps d’arrêt qu’il marque lorsque, revenant des champs, il arrête sa marche et étend les bras dans le crépuscule paisible. La tradition est aussi présente lorsqu’il grave au couteau la devise honneur et fidélité sur le tronc de l’arbre où le vieux Lucien, ancien soldat, s’est pendu, ou lorsqu’il fait l’amour à Juliette dans l’herbe des collines après lui avoir parlé des anciens Grecs, auprès desquels il ira d’ailleurs, seul, se ressourcer à la fin du film lors d’un voyage initiatique sur la terre des anciens dieux puis à travers la vaste Europe. La tradition, on la trouve aussi dans cette histoire de jacquerie paysanne, dans ce recours au mutualisme, à l’autogestion, à une agriculture proche des gens et libérée des diktats du capital, comme on la trouve dans cette rencontre avec un paysan vietnamien, qu’il considère d’abord comme un rival rêvant d’accaparer ses machines agricoles puis avec lequel il fraternise comme un semblable, un homme d’une autre terre mais d’un même enracinement.
C’est bien d’écologie dont il s’agit ici, dans le plus beau sens du terme, dans son acception à la fois environnementale, sociale, économique et identitaire. Devant ces rétifs, ces réprouvés de la modernité aux bottes lourdes de la terre du pays défile la procession des banquiers, des inspecteurs de l’Etat, des édiles municipaux, des patrons de supermarchés, des fonctionnaires, autant de figures pâles n’ayant comme seul argument qu’ils « ne font que leur travail », qu’ils ne sont que des rouages dans la machine. Face à ces mines confites et à ces regards fuyants, la détermination de Sébastien résonne comme une déclaration de guerre : « Je défendrai la maison de mon père. »