Des premières aux dernières images, du générique esthétisé de Saul Bass au célèbre train phallique, Alfred Hitchcock renoue avec les fondements de son cinéma, posés dès Les 39 Marches, et façonne ce qui pourrait s'apparenter à l'exosquelette du thriller moderne. Oeuvre-phare s'il en est, La Mort aux trousses élargit le périmètre supposé restreint de l'individu ordinaire : le publiciste Roger Thornhill (inoubliable Cary Grant), célibataire sans histoire, se trouve mêlé, tout à fait malgré lui, à une obscure affaire d'espionnage mettant aux prises la CIA et de dangereux malfaiteurs. Faisant écho à la figure hitchcockienne du faux coupable, le héros de La Mort aux trousses se voit rapidement confondu avec l'insondable George Kaplan, invention de toutes pièces destinée à leurrer les criminels épiés par les agents secrets américains. Une fois le doigt dans l'engrenage, le malchanceux Thornhill va se heurter à différentes formes de menaces et lever peu à peu le voile sur la partie d'échecs grandeur nature qu'il arbitre à son insu.
« Ne me dites pas où nous allons surtout, j’aime les surprises. » Kidnappé par des ravisseurs très peu loquaces, Roger Thornhill n'en perd pas pour autant l'esprit badin qui irrigue longtemps La Mort aux trousses. L'humour apparaît en effet comme une composante essentielle de l'oeuvre d'Alfred Hitchcock : un appel téléphonique passé depuis un commissariat de police prend des atours profondément absurdes ; une irruption soudaine des forces de l'ordre dans un train se voit laconiquement justifié par un invraisemblable « J’ai brûlé seize feux rouges » ; une vente aux enchères tout ce qu'il y a de plus austère se termine en cirque tragicomique... Au-delà d'une tonalité générale teintée de légèreté et d'ironie, déjà présente lors de son traditionnel (et hâtif) caméo, le maître poursuit un cycle d'une richesse inépuisable, celui portant sur la dualité, à jamais caractérisé par Sueurs froides et prolongé quelques mois plus tard par Psychose. Fasciné par le cinéma d'Hitchcock, Brian De Palma s'emparera ensuite à son tour de ces questions liées à la duplicité, notamment à la faveur de Body Double ou Obsession.
D'un point de vue strictement technique et pictural, La Mort aux trousses pourrait suffire à constituer une encyclopédie à part entière : un long travelling arrière sur un trottoir bondé, plusieurs plans-séquences tirés au cordeau, une composition de l'image savamment étudiée, notamment lors des scènes se déroulant à la gare ou sur le mont Rushmore, un avion pourchassant Roger Thornhill dans un espace désertique avant de s'écraser lourdement sur un camion-citerne, deux fondus enchaînés très connotés, un plan sous forme de plongée vertigineuse capturé au sommet d'un immeuble de l'ONU... Cette virtuosité est mise au service d'une course folle, au rythme échevelé, dans laquelle se fond une romance où les sentiments le disputent à la trahison. Cette histoire d'amour, centrale, est agrémentée de multiples allusions sexuelles et d'une forme de vulnérabilité qui doit beaucoup au jeu d'Eva Marie Saint, qui campe avec talent l'ambivalente Eve Kendall, une blonde typiquement hitchcockienne, aussi sculpturale que tenaillée.
Pendant que le maître prépare méticuleusement un set-up/pay-off des plus classiques ou que Bernard Herrmann dispense ses partitions idoines, on fait l'inventaire des séquences à marquer d'une pierre blanche : à celles déjà évoquées de l'attaque de l'avion – appréhendée comme une restitution du vide horizontal – et de la vente aux enchères – où tous les protagonistes sont réunis – viennent se greffer celles de la fuite sur le mont Rushmore – cette fois, il est question de linéarité, puis de verticalité –, de la gare ou du premier baiser. De quoi hisser toujours plus haut la licence hitchcockienne, dont l'âge d'or touche toutefois peu à peu à sa fin.
Critique à lire dans Fragments de cinéma