Sans le savoir peut-être, c’est un dernier adieu que le roi adresse à ses jardins dans une scène d’ouverture dont la lumière déclinante préfigure le destin du monarque. Ensuite, ce sera le creuset d’une chambre sombre, à l’atmosphère confinée, que nous ne quitterons plus. Dans la faible luminosité qui la baigne, elle évoque Rembrandt, Le Caravage et leurs clair-obscur. Le visage de Jean-Pierre Léaud en émerge à peine, écrasé sous le gris terne de sa perruque croulante. Ses traits, familiers depuis qu’ils sont juvéniles chez Truffaut, se retrouvent pourtant à peine, et si l’on saisira dans les premières minutes quelques bribes d’expression de celles qui firent sa fulgurance, bien vite le masque de la vieillesse viendra s’en saisir et y apposer sa flasque monotonie. C’est qu’il ne fait pas bon accumuler les années au XVIIIième siècle, et c’est un homme presque éteint dont nous suivons les derniers soupirs.
Déjà, sa vie ne lui appartient plus. Elle ne lui a, après tout, jamais appartenu, car tel est son destin de roi : figure publique adulée jusque dans son intimité, admirée jusque dans la prise de son petit-déjeuner, il est sa propre presse à sensation. Pourtant, l’homme devenu vieux, alité, vulnérable, la perception n’est plus du tout la même que celle que peut procurer le Marie-Antoinette de Sofia Coppola, si bien que plutôt qu’un respect sans borne, c’est plutôt une bienveillance condescendante qui semble émaner de la foule qui le dévisage. Des voix basses s’échangent en direct leurs inquiétudes et leurs espoirs, comme en l’absence de leur objet maladif. Puis, si la foule des badauds poudrés se voit progressivement exclue, c’est le tour des médecins et conseillers de faire leur parade, certes préoccupés plus intimement par le mourant, mais ne le considérant pas moins comme un objet, celui de leur travail et de leurs expériences.
Sans cesse tiraillé par une noblesse qui le sollicite, soucieuse de se draper de l’honneur de sa présence, le roi se voit malgré tout contraint de renoncer aux apparitions publiques. Cette exclusion du monarque, confisqué à la vie de la cour, témoigne de toute la futilité de son rôle politique pourtant absolu. Coupé de la société qu’il est supposé administrer, il n’est plus consulté que par des experts qui ont déjà pris leurs décisions et entendent simplement le convaincre en vue d’obtenir un accord pour la forme – mais, après tout, cet isolement est-il significatif au regard de la distance qui l’éloigne déjà du peuple dont il ne sait rien ? Le roi n’est plus que l’instrument de validation d’un monde qui ne le concerne plus, et qui n’est plus véritablement concerné par lui. Ce n’est pas lui que l’on cherche à soigner, mais sa fonction symbolique, et sans doute est-elle la seule à avoir jamais préoccupé quiconque, scellant l’homme sous une chape de solitude absolue.
L’extinction de ce roi, de ce soleil, se perçoit dans l’effondrement de son autorité. S’il se débat d’abord en caprices, requérant la visite de ses chiens, exigeant un verre d’eau avec rudesse et théâtralité, bientôt le pouvoir de décision glisse aux mains des médecins, raisons médicales obligent. Dans cette boucle qu’est la vie, il est renvoyé au statut d’enfant, à qui l’on interdit de suivre sa volonté au nom de son propre bien. Il finira tel un nourrisson, que l’on cherche à alimenter en dépit de son apathie. Les médecins, orbitant d’abord près de lui, cherchant son approbation, trouvent un nouveau centre de gravité dans leur attraction mutuelle, et se resserrent en un cercle de moins en moins perméable. Ce n’est plus l’histoire de Louis XIV mais bien la leur qui nous est contée, ce sont leurs doutes et leurs déductions qui nous préoccupent tandis qu’en arrière-plan le monarque se fane doucement.
Ce déclin, aussi universel dans sa course que singulier par son contexte, nous est peint par petites touches d’un tableau intimiste. Cette chambre dont la lumière peine à accrocher les murs prend l’allure du tombeau dans lequel sera piégé le monarque, mais qui sera un tombeau social avant de devenir un tombeau littéral. L’étrangeté vient de ce que la caméra se montre simultanément très pudique et très impudique, jamais intrusive mais caressant pourtant des instants de grande vulnérabilité face auxquels il n’y a plus d’issue possible. En embrassant les visages en gros plan, elle nous précipite dans une proximité sans échappatoire. Sous nos yeux, les scènes de la mort quotidienne, aussi anecdotiques que cruciales, s’égrènent dans une langueur croissante, une sorte de mélancolie un peu terne provoquée par l’évidence depuis longtemps acceptée du dénouement.
Louis XIV va mourir. Nous le savons depuis le début. Nous nous affairons autour de lui alors qu’il se vide de ses derniers instants, alors que petit à petit il glisse dans l’absence et l’indifférence. A-t-il seulement jamais compté, en tant qu’individu ? Nous décortiquons là son dépérissement, mais c’est sans empathie, du fond d’un professionnalisme poli et analytique. Faire ce qu’il y a à faire, chacun suivant le rôle qui lui est assigné : le roi consommant son existence jusqu’au bout puisque c’est là son ultime responsabilité ; les autres accompagnant ce tournant et préparant la suite, en simples administrateurs d’une fonction dont le roi n’est que l’occupant passager. La scène finale, si elle semble d’abord incongrue et hors de propos, finit par prendre sens comme l’aboutissement logique d’un processus d’objectification de la figure de Louis XIV. On regrette seulement que le spectateur se soit égaré dans l’ennui en chemin.
Nous ferons mieux la prochaine fois.