Le cinéma représente beaucoup de choses à la fois. Un art, un divertissement, une industrie, une expérience… Tout le monde connait le cinéma et a sa manière de l’aborder. Mais le connaissons-nous réellement ? Quand nous voyons un film, nous voyons une intrigue qui se déroule, des personnages qui interagissent, nous attendons un dénouement… Mais si nous voyons ce qui se passe devant la caméra, avons-nous réellement conscience de ce qui se passe derrière ? C’est la question à laquelle François Truffaut se propose de répondre avec La Nuit Américaine.
Comme dit précédemment, notre manière de concevoir et d’appréhender le cinéma dépend de beaucoup de choses. Par exemple, le film que nous visionnons, ou notre connaissance du cinéma. Un cinéphile aguerri aura tendance à voir le cinéma comme un art, transmettant des idées, répondant à des codes, un film étant une oeuvre à part entière, créée avec un vrai but. Pour un public plus large, le cinéma est un loisir, un divertissement permettant de s’évader le temps d’une séance et de s’éloigner de notre réalité quotidienne.
Pour François Truffaut, un film est ici ce que nous pourrions qualifier d’ouvrage d’art. Sans forcément éluder l’aspect artistique de son travail, il montre que la mise en scène d’un film est avant tout un travail, un projet, avec des étapes bien définies, et une organisation permettant d’aboutir à la livraison de ce dernier.
L’approche de François Truffaut dans La Nuit Américaine étant celle d’un projet, le réalisateur met ici un point d’honneur à décortiquer son exécution, son organisation, et son évolution. Lorsque le spectateur est invité dans les coulisses de la mise en scène du « faux » film de Truffaut, il comprend qu’il ne s’agit pas simplement d’un réalisateur, d’une caméra, de décors et d’acteurs. C’est toute une machinerie qui s’active autour, tout aussi imposante que fragile.
Beaucoup de problèmes se heurtent rapidement à l’exécution du projet : relations personnelles entre les acteurs, soucis logistiques… Au fur et à mesure que l’histoire avance, le film est présenté comme une véritable entreprise, avec ses dirigeants, ses techniciens, ses cadres, la gestion des ressources humaines… Alors que nos yeux passionnés nous évertuent à considérer le cinéma comme un art, François Truffaut, une de ses têtes de file, le désacralise soudainement, jusqu’à même ironiser sur sa propre situation.
De même, nous avons tendance à considérer les réalisateurs comme maîtres de leurs oeuvres, véritables artistes à part entière. Cependant, dans cette vision très laborale de la création d’un film, il est difficile pour le metteur en scène d’avoir autant de pouvoir qu’imaginé. Plus qu’un véritable créateur ou directeur, le metteur en scène a surtout un rôle de coordinateur entre les différentes composantes du film, qu’il s’agisse des acteurs, des producteurs, ou des techniciens.
Ainsi, le metteur en scène se retrouve écarté de son but premier. Désabusé, François Truffaut résume la situation à laquelle il est confronté : « Nous voici arrivés au milieu de l’aventure. Avant de commencer un tournage, je désire surtout faire un film qui soit beau. Dès que les premiers ennuis surgissent, je dois réduire mon ambition et je me prends à espérer seulement qu’on arrivera à terminer le film. Vers le milieu du tournage, je fais un examen de conscience et je me dis : « Tu aurais pu travailler mieux, tu aurais pu donner davantage. A présent, il te reste la seconde moitié pour te rattraper ». Et à partir de ce moment, je m’efforce de rendre plus vivant tout ce qui sera montré sur l’écran. »
Dès lors, le réalisateur, l’artiste, le créateur, ne produit plus l’oeuvre qu’il souhaitait produire, mais n’a pour seule possibilité que de se rattraper et de produire le résultat le « moins pire » possible. Cela nous fait donc voir le cinéma sous une autre perspective, qui n’est plus celle de la vision d’un travail totalement abouti, mais entravé par les aléas du tournage. Une nouvelle fois, il est victime de la situation, il se remet en question, quand lui-même a fait tout son possible pour mener les choses à bien, et ce malgré un contexte défavorable.
Le point de vue ici exposé par Truffaut est certes très terre-à-terre, presque désespéré. Pourtant, il n’oublie pas que le cinéma se vit également comme une passion, et il n’a de cesse de le montrer à travers le film en présentant diverses références ayant influencé son oeuvre : hommage à Lillian et Dorothy Gish en introduction, photo de Léon Gaumont dans un bureau, livres de Carl Theodor Dreyer et Ernst Lubitsch… En exposant ces références à ces grandes personnalités du cinéma, Truffaut fait également écho au cinéaste qu’il est, qui a grandi avec ces noms, et développé sa vocation grâce à eux.
Qu’en est-il donc réellement du rôle du metteur en scène ? Quelles sont ses limites ? La question reste en suspens, et si Truffaut n’expose peut-être pas un point de vue qui fait l’unanimité, l’essai qu’il propose demeure une référence en la matière. Là où le cinéma met souvent en image l’idéal et le fantasmé, Truffaut prend le chemin inverse pour en exposer avant tout les règles et les cadres. Nous pourrions tout à fait croire que cela fait écho à la mouvance de la Nouvelle Vague dont il fait partie intégrante, mais nous pouvons aussi le voir comme un long soupir désabusé. C’est peut-être donc, finalement, en montrant le cinéma tel qu’il est devenu, que Truffaut souhaite mettre en lumière sa véritable nature, cachée derrière les egos et les montagnes de billets.