Quelques notes lancinantes, répétitives, hypnotiques, une mélodie entêtante qui reviendra comme un leitmotiv, un lent travelling avant sur une citrouille découpée en visage, et dont les bougies éclairent le sourire joyeux et mauvais. Le générique s’achève, on est à Haddonfield, dans l’Illinois. Le soir d’Halloween, sans doute poussé par une jalousie incestueuse, un garçon de six ans assassine sauvagement sa sœur alors que celle-ci flirte avec son petit ami. Il s’est servi d’un couteau de boucher. Lorsqu’on lui retire le masque avec lequel il s’est couvert le visage, son expression est impassible et ne dénote pas la moindre conscience, le plus petit état de choc. Quinze années durant, le docteur Loomis a tenté de comprendre ce qui se passe dans cette tête. En vain. Le jeune homme ne semble mû que par une seule pensée : tuer. Interné dans un hôpital psychiatrique, il vient de s’en échapper. C’est un fauve en liberté qui repart à la chasse aux adolescents, au même endroit et à la même date qu’autrefois. Il impose sa présence dans un monde qui l’ignore et où elle déchaîne l’horreur, par saccades. Le suspense se répète ainsi dans un autre temps, sur un autre rythme. Le scénario est minimal, le choc maximal. En un seul film, John Carpenter a réinventé le film d'épouvante. Les dizaines, les centaines d'imitations ne diminuent en rien la puissance d’une œuvre radicale qui a fini par secréter ses propres clichés. Halloween a ouvert la voie à un nouveau genre, le slasher, dans lequel les victimes, souvent de jolies jeunes femmes, se font saucissonner par un tueur déséquilibré. Il a aussi donné son premier achèvement à un cinéma qui, dès lors, tiendra d’une forme de spectographie de la mentalité obsidionale américaine.
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Pour Carpenter, l'amour des genres et des formules établis ne se traduit pas par une volonté de reconstitution mais par une attitude entièrement positive, modeste, pragmatique et rigoureuse à l'égard du divertissement. Dans Assaut, le croisement fortuit de deux lignes de forces aboutissait à un affrontement archétypal entre policiers et freaks dans l'espace clos d'un commissariat désaffecté : jeu purement stratégique qui aurait pu prendre place à l'intérieur d'un western, combat privé de tout arrière-plan sociologique, organisé pour le seul plaisir d'en épuiser les variantes et de mettre à l'épreuve la capacité d'invention et la sagacité des protagonistes. Halloween, dont la virtuosité éclate dès les premiers instants pour ne jamais se démentir, s'inscrit parfaitement dans cette lignée. Il repose sur un même usage dramatique de l'anomalie et de l'irrationalité, sur une même amplification méthodique des effets à partir d'un dérèglement initial, et sur l'exploration systématique des combinaisons offertes par un espace et une situation de base circonscrits avec une exemplaire précision. À la bande anonyme et sans visage d’Assaut se substitue un antagoniste unique, insaisissable, omniprésent, dont rien, ici non plus, ne justifie ni n’explique le comportement, et surtout pas les quelques connotations sexuelles qui émaillent le récit et n'apparaissent en fin de compte que comme des trompe-l’œil. Ce personnage au masque blanc, aux yeux figés, dont on ne voit que fugitivement les traits mous, n'est sans doute rien d'autre que le Boogeyman, le croque-mitaine des comptines, venu réclamer impartialement son dû de chair fraîche. Les armes blanches ne lui font aucun mal et les balles le perforent sans le tuer. Loomis renonce d'ailleurs à le soigner, convaincu qu'il est au-delà (ou en deçà) de l'humanité. Silhouette sans autre contenu que l’inversion panique des masques pâles du puritanisme américain, il est l’illustration des terreurs mythiques du Mal absolu selon Carpenter : un bloc d'abstraction, massif, muet, imperméable à tout raisonnement logique, moteur d’une lutte éprouvante pour la survie.
Il y a dans le folklore enfantin, spécialement dans la culture protestante, un arrière-plan de perversion innocente propice aux développements les plus horrifiants. Le Hansel et Gretel des frères Grimm est l'un des exemples le plus connus de ces contes fantastiques guillerets et macabres où se marient la terreur d'être dévoré et le plaisir cannibale de transformer quelque sorcière haïe en sucrerie, pour lentement la savourer. L'hiver, où l'on aime rester chez soi, est la saison idéale pour ces fêtes alimentaires, et la dialectique du jour et de la nuit, du risque et de la rétribution y acquiert une résonance particulière. On voit chaque année recréer ces rites féroces et vengeurs qui annoncent la fin du règne adulte, le triomphe de l'enfance, et qui consacrent l'union secrète du don et de la mort. La proximité du jour des défunts imprègne Halloween d'une dimension singulièrement menaçante : c'est la nuit où toutes les maisons — déjà si vulnérables en temps ordinaire — doivent s'ouvrir, où l'on doit donner ("trick or treat") sous peine d’un terrible châtiment, où les gosses revêtent des masques terrifiants, jouent à faire peur et à se faire peur. Rapport transparent entre le cadeau, le plaisir et l’épouvante, qui se prête si admirablement à la transposition spectaculaire que l'on s'étonne que Carpenter ait été le premier à l'exploiter. Mais peut-être fallait-il attendre que le cinéma redevienne un divertissement, après les succès phénoménaux de Spielberg et Lucas (deux réalisateurs pourtant économiquement et politiquement très éloignés de Carpenter), et sache à nouveau assumer sans honte sa part de magie ludique.
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Halloween s'organise sur le rituel de la fête enfantine dont il offre un substitut adulte. Sans jamais la représenter à l'écran, il en extirpe et explicite la cruauté sous-jacente, faisant entrer le spectateur dans un jeu dont la règle s'inscrit sur l'écran dès le prologue. Dans un acrobatique plan-séquence, la caméra prend la place de Michael Myers, cerne et explore le théâtre du crime en une trajectoire complexe et fluide. Au cours des premiers instants, déplacements et violence se lient avec une telle force que chaque mouvement de caméra ultérieur sera perçu comme l’annonce d'une nouvelle effusion de sang. Cette base assurée, Carpenter ne cesse ensuite de compliquer son approche. Renonçant avec une grande dextérité à son procédé initial, il n'utilise plus que de faux plans subjectifs (créant l'effet de choc par l'entrée dans le champ de Michael ou de tout autre personnage que l'on prend pour lui), puis raffine sur cette mise en scène en nous faisant attendre un mouvement, une apparition, un contre-champ qui n'arrivent pas. Il met en valeur les zones "mortes" de l'écran large, suscite autour des victimes une marge de vide, une surface inquiétante où le tueur paraît à tout instant sur le point de se matérialiser. Dans la première partie, la caméra explore la ville, utilise la disposition des rues bordées de jardins et d’arbres, les angles droits, l'éloignement respectif des maisons et la présence des haies pour créer un espace vulnérable, à la fois ouvert et piégé. C'est tout le frisson de l'automne, la douceur fallacieuse de l'air, les feuilles dont la chute fait sursauter, le petit train de fièvre qui hante les crépuscules. Ce décor une fois planté, l'horreur s'insinue le plus naturellement du monde et se manifeste à intervalles réguliers, par secousses spasmodiques. Dans la seconde partie, tous les éléments familiers et rassurants ayant été définitivement évacués, c'est l'intérieur des pavillons qui devient à son tour le domaine du monstre. Les longs travellings extérieurs se réduisent progressivement, enfermant les protagonistes dans de simples pièces, avant de finir dans un placard.
Le film tout entier s'apparente ainsi à un cache-cache d'une diabolique habileté, ponctué de références aux contes et aux légendes (Michael semant des indices à la manière du petit Poucet, les enfants chantant au loin une ballade…). L'action est tour à tour retardée ou relancée par une série d'esquives et d'emboîtages, et sans cesse interviennent des éléments qui déroutent les réflexes, démentent l'apparent stéréotype des personnages : Lynda, la seconde victime, voit ainsi surgir le tueur sous un gigantesque drap, le prend pour son boyfriend et passe progressivement de l'excitation hilare à la gêne puis à la peur ; Laurie, troublée en classe par la vision de Michael, répond cependant à la question que lui pose son professeur (comment ne pas comprendre alors qu'elle s'en tirera ?) ; un fossoyeur commence, durant la visite au cimetière, une sombre histoire de scie qu'il laisse en suspens pour notre plus grande frustration ; Loomis, voué à l'accomplissement solitaire d'une mission de nettoyage, ne cesse de passer à côté du psychopathe sans le deviner ; dissimulé près de la maison hantée pour éloigner les enfants, il est lui-même terrifié par l'apparition du shérif... Toutes ces notations prouvent une science accomplie de l'effet, un sens dramatique aigu, qui se vérifient aussi dans le refus systématique des scènes d'exposition : l'information est véhiculée à mesure qu'il le faut, et sans aucune solution de continuité. Le film culmine dans une dernière demi-heure particulièrement éprouvante, sommet d’outrance glaciale qui pousse l’étirement du temps jusqu’à l’insoutenable et épuise la logique du cauchemar en un enlisement proprement obsessionnel. Au cours des cinq dernières minutes, Michael est "tué" à trois reprises. Sa première "résurrection" correspond à une sorte de coda musicale : le film s’autorise un post-scriptum angoissant que le spectateur anticipe. La grande intelligence de Carpenter est de faire croire à celui-ci qu’il a une longueur d’avance sur la narration afin de le surprendre avec une deuxième fin dont l’efficacité est accrue. Le troisième rebondissement demeure le premier et sans doute le meilleur exemple de recommencement final : alors que tous les signes de la conclusion sont réunis (mort du personnage, chute de la tension, fin de la musique), les ultimes plans assurent que l’horreur n’est toujours pas neutralisée (de Fog à Prince des Ténèbres, l’auteur reprendra souvent cette figure au point d’en faire une marque de fabrique, un effet de signature). Pantois et sans défense, on reparcourt alors une dernière fois, très vite, tous les lieux où Michael peut désormais se cacher, tandis que se prépare un nouveau sabbat de violences. Immortalité du mal et psychose collective dans une banlieue typiquement américaine, dont ce coup de maître aura su extraire la folie insidieuse, nichée au cœur de chaque individu.
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