C’est sur une note contemplative que s’ouvre La Panthère des neiges : point d’humains à l’horizon, nul trace de civilisation, mais au contraire de gigantesques montagnes, d’immenses plaines vertes et sauvages, sorte de terrain vague infini où vivent yacks, antilopes et renards. On se réjouirait ainsi de cette contemplation silencieuse ; mais ce regard fasciné ne survivra que par l’intermédiaire d’un autre animal, un peu plus bavard : l’homme. Vincent Munier, photographe animalier, et Sylvain Tesson, écrivain-explorateur notoire, notamment pour son roman éponyme - vainqueur du prix Renaudot en 2019, sont les deux spectateurs chanceux du spectacle himalayen. Deux projecteurs singuliers, détachés du monde « moderne » et de son illogisme - cf quand Munier exprime son mal-être quand il s’agit de la vie urbaine - avec qui débute l’attendu voyage. Car de voyage, La Panthère des neiges en prendra tous les codes : préparation minutieuse de l’équipement, marches éternelles et éprouvantes, fatigues, repos. Quoique le périple tient moins du road-trip que du vagabondage : on ne sait guère où nous sommes précisément, si ce n’est quelque part dans le fin-fond du Népal.
Et vers quelle destination ?
Aucune. Ce n’est pas ici l’itinéraire tracé et codifié auquel on aboutit, carte Michelin en poche, mais plutôt l’errance volontaire en quête d’une chose bien plus secrète, rêve naguère impossible à rêver : atteindre l’inaccessible panthère.
Alors, le voyage commence : gants, bonnets, écharpes, doudounes et, pour nous tenir chaud, la voix grave de Sylvain Tesson, à la fois spectateur et narrateur des paysages s’étendant devant lui.
La Panthère des neiges demeure ainsi la seconde moitié du roman, celle qui permet de déroger au monopole poétique et perceptif dont se dote tout auteur par l’exercice de l’écriture, et celle qui permet au public de voir ces images invisibles, jadis réduites à leur traduction écrite. Mais il y a surtout, aussi bien pour Tesson que pour Amiguet, cette certaine ambition de proposer au spectateur une réflexion - n’ayons pas peur des mots -, philosophique, mystique, voire spirituelle. Certes, on y trouverait bien souvent la marque d’un cinéma nourrit par l’orgueil, l’arrogance et l’hypocrisie. C’est malheureusement le piège dans lequel tombent moult films - a fortiori documentaires : soit trop timides pour aborder des thèmes éternels, soit trop ampoulés pour véritablement les évoquer avec sagesse. La Panthère des neiges oscille entre les deux extrêmes.
D’une part, un esthétisme certain et soigné, jouant sur les lignes et les formes de la nature pour en extraire tout son pittoresque. Certains plans immenses redonnent à la nature sa glaciale splendeur : les montagnes sont des colosses infatigables, les sommets, caressant les cieux de leur pointes enneigées, rappellent à l’homme toute sa petitesse - cela se fait non sans rappeler le coucher de soleil sur la toundra dans Dersou Ouzala. Certes, les bêtes sont ici la matière primaire dans la composition plastique que fait Amiguet des vastes plateaux népalais, mais il s’agira moins d’admirer les troupeaux, que de se fasciner pour une panthère des neiges solitaire, fruit de mythes et légendes depuis des siècles, et dont on ignore pourtant l’existence. En effet rien ne prouve que l’animale ait survécu à la frénésie humaine. Vincent et Sylvain le savent…
La Panthère des neiges est donc le récit d’un art de l’attente, art qu’il faut comprendre et accepter, dextérité de la patience que seule l’initiation permet d’atteindre. C’est en somme dans cela que se joue la transformation progressive de Tesson : humains urbanisé et névrosé, il prend peu à peu conscience de sa propre bêtise, de son mode d’existence qui reposait d’avantage sur le « tout, tout de suite », et qui réside désormais dans le « rien, peut-être ». Son auto-réflexion permanente emprunte davantage la voie du récit d’initiation, que de celui du colonisateur bouffant du self-made man et autres délires hypocrites.
Cependant, et c’est là tout le plaisir coupable d’une telle analyse, on pourrait voir dans La Panthère des neiges l’antithèse totale du portrait dressé ci-dessus. Cette narration de Tesson, surgissant du silence de l’Himalaya, ne serait-elle pas le signe d’un anthropocentrisme en tout point ironique ?
Serait-ce la marque, un fois de plus, d’un documentaire a priori animalier, mais finalement plus égoïste qu’autre chose ? En somme, la voix est aussi bien l’expression de l’affect de l’homme contemplant la nature, que son désir inconscient de dominer le silence, de mettre des mots sur l’ineffable. Seul de grandes âmes auraient la sagesse de se taire.
Ainsi retombe-t-on dans les travers de l’espèce humaine : compter, encore et encore, hiérarchiser la nature, classer les espèces selon des critères objectivement très limités. Alors oui, certains verraient en cette accumulation de défauts un honteux mensonge, celui d’un message écologiste et hypocrite qui, en valorisant l’union à la nature, ne fait en fait que l’éloge de l’homme dominant et dédaigneux - c’est la scène finale qui fait de la découverte de la panthère, non pas un éloge au hasard et à l’impromptu de la nature, mais plutôt une auto-glorification de l’individu comme héros ayant achevé sa quête. Certes, l’augment est recevable…
Mais, on s’excusera des termes, la nature est au final peu intéressante, banale… Ce sont des yacks beuglants, simplement motivés par la faim et les plaisirs de la faim ; des loups chassant à longueur des journée les mêmes troupeaux. Et c’est là toute la force - peut-être involontaire - de La Panthère des neiges : en souhaitant montrer ce qu’il y a de magnifique chez mère nature, elle n’en exprime finalement que la plus immense banalité, la fragilité de la faune qui, comme nous, est mortelle.
Restent alors des souvenirs intenses de cruauté, des images de cadavres dévorés par les meutes.
Et c’est finalement loin des animaux, dans ces moments d’échanges, dans cette rencontre avec un enfant népalais, ne parlant pas la langue et semblant tout de même nous comprendre, que le voyage s’avère réussi.