Mal accueilli en son temps, La Peau douce a déconcerté les admirateurs de la Nouvelle vague. Plus découpé (environ mille plans) et moins mobile que Jules et Jim, son prédécesseur sur la thématique du triangle amoureux, le long métrage de François Truffaut, sorti en 1964, se caractérise en outre par un format 1.66, une imagerie hitchcockienne façonnée par Raoul Coutard, des plans fixes en abondance et une volonté d’associer Pierre Lachenay, campé par Jean Desailly, à l’effet Koulechov, son regard hagard et perdu pouvant de fait prétendre à une multiplicité d’états émotionnels. S’il se signale sur la forme, La Peau douce demeure profondément truffaldien, comme en témoignent ses inserts foisonnants, sa dimension autobiographique, son attention accordée à la silhouette féminine, sa radiographie croisée du couple ou encore son personnage d’écrivain en rupture avec son temps. Ce dernier attribut est clairement objectivé à deux reprises au moins : lorsque Pierre Lachenay reste attablé alors que sa maîtresse se déhanche sur une piste de danse et quand il éteint la lumière de la chambre d’hôtel où il s’apprête à commettre un adultère.
Le 20 août 1963, François Truffaut adresse ces mots à Helen Scott : « Je pars après demain pour commencer ce nouveau scénario avec Jean-Louis Richard. Ce sera très facile à écrire car très près de la vie ; le film sera indécent, complètement impudique, assez triste mais très simple. Ce sera vite écrit, vite tourné, vite sorti et, j’espère, vite amorti. » Édifiant quant à son statut de petit film tourné en urgence, juste avant la mise en production de Fahrenheit 451, la missive ne dit en revanche rien des subtilités qui irriguent de part en part La Peau douce. Il y a d’abord la verticalité. Dans la première portion de récit, Pierre Lachenay, spécialiste de Balzac et directeur d’une revue littéraire, passe du métro souterrain à l’espace aérien. Il s’agit d’une phase d’éveil, où le désir apparaît en croissance, comme le symbolisent ces plans où son regard s’attarde lourdement sur Nicole (une Françoise Dorléac à la beauté froide). François Truffaut se délecte d’ailleurs à dilater le temps, comme il le reproduira ensuite lors d’une montée en ascenseur où Pierre et Nicole, hôtesse de l’air, ne cessent de se jeter des regards intéressés. À cette première phase d’élévation va succéder une seconde de perdition : c’est un plan vertigineux où Pierre Lachenay observe Nicole à partir du haut d’un immeuble, deux vues en plongée, respectivement dans une cage d’escalier et vers la rue, mais aussi une chute rejouée à travers plusieurs points de vue lorsque l’écrivain transi est abattu par sa femme Franca. François Truffaut décrira d’ailleurs lui-même La Peau douce comme « un film qui descend ».
Ce n’est évidemment pas la seule sophistication d’un long métrage qui fourmille de détails significatifs. Si François Truffaut nous contraint ainsi à l’oxymore, c’est en recourant à des plans sur des alliances ou des mécanismes (interrupteurs, poignées de porte, horloges, compteurs, feux de signalisation, pompe à essence…), à des vues subjectives lors de trajets vers l’aéroport, à un adultère en ombres chinoises, à des clins d’œil cinéphiliques (les affiches de Jean Cocteau et Marcel Ophüls) ou encore à un travelling s’attardant sur des chaussures disposées devant des portes de chambres d’hôtel. La Peau douce sonne surtout le glas du mariage bourgeois – et, pendant réel, de celui de François Truffaut –, tandis qu’il nappe son héros d’une forme exacerbée de vulnérabilité. Il faut dire que l’adultère y est émaillé d’écueils, froid, presque désespéré. Et Pierre Lachenay se trouve dans une situation inconfortable à laquelle renvoient, en seconde intention, les visages menaçants qui ne cessent de l’épier lors d’un repas inopiné précédant sa conférence à Reims.
La Peau douce a la réputation d’être formé d’approximativement mille plans, dont la moitié au moins consisterait à immortaliser Pierre Lachenay dans ses turpitudes amoureuses. Comme on l’a déjà mentionné au regard de son système d’élévation/chute, le film est traversé de nombreux symboles visuels contribuant à la caractérisation de ses personnages. Ainsi, lorsque Pierre Lachenay obtient son premier rendez-vous avec Nicole, il allume aussitôt toutes les lumières de sa chambre avant de se détendre, satisfait, sur son lit. Quand il dîne avec sa future maîtresse au restaurant, tout lui paraît plus agréable qu’en France (et par analogie, qu’avec sa femme). La preuve : à cette heure tardive, à Paris, on les aurait probablement déjà mis à la porte de l’établissement. D’autres éléments annoncent pourtant la fin précoce de cette idylle. Un envoi de télégramme avorté, des surimpressions connotées, l’impossibilité de passer du temps ensemble en province ou d’obtenir une place pour assister à la conférence de Pierre, un jeans troqué contre une jupe, la mise en scène lors de la prise des photographies, tout semble préfigurer le « grand malentendu » énoncé par Nicole. Et François Truffaut d’asseoir ainsi son film : poétique et cruel sur l’amour, impudique et sadique sur les hommes.
Sur Le Mag du Ciné