Quand Roger Corman réalise La Petite boutique des horreurs en 1960, le film est une petite recréation, une plaisanterie tournée en quelques jours et avec quelques rares dollars. Une série B loufoque et amusante, qui aura marqué quelques esprits et ainsi qui se retrouvera adaptée en comédie musicale à Broadway en 1982. Le spectacle fut si populaire que David Geffen, célèbre producteur, décida de le transposer pour le grand écran.

L’adaptation ne se fait pas à moitié, avec un budget astronomique face à celui qu’avait Roger Corman. Il lui reprend son époque, des années 1960 indéterminées mais à une nouvelle sauce. La boutique et son quartier sont construits en studio, en mettant l’accent sur la misère des lieux, à la fois sales, rouillés et humides pour les extérieurs, plus fouillis ou poussiéreux pour les intérieurs. Les décors sont de l’oeuvre de Roy Walker et de son équipe, oscarisé en 1976 pour Barry Lindon, tout de même. Mais avec toujours cette petite exagération dans le souci du détail, qui évoque la nature peu banale du film, qui rappelle que le spectateur se trouve dans un film hollywoodien, pas dans un drame néoréaliste.

Il serait d’ailleurs bien difficile de le croire avec l’évolution d’Audrey II, la petite plante carnivore qui va prendre des proportions de plus en plus grandes à mesure que son appétit carnassier grandit. Audrey II est une petite merveille de caoutchouc et de câbles, une plante carnivore qui parle et bouge, un membre à part entière de la distribution du film. Les effets spéciaux sont réalisés par Lyle Conway, Bran Ferren et Martin Gutteridg, qui furent tous les trois nominés aux Oscars cette année pour le film (mais c’est Aliens, le retour qui a gagné). Quant à la réalisation, elle a été confiée à Frank Oz, le meilleur choix possible pour s’occuper de cette adaptation puisqu’il a travaillé pour le studio de Jim Henson, et qu’il a réalisé les films de marionnettes Dark Crystal et plusieurs films des Muppets. Faire vivre un imaginaire improbable dans un contexte suffisamment crédible est ainsi l'une de ses principales qualités.

De tels moyens, de tels noms illustrent les ambitions du projet, dont le résultat est visible à l’écran. L’adaptation si elle est plus proche de la comédie musicale que de l’originale, se permet quelques variations, modifiant certains passages, adoucissant l’humour noir de ces deux versions, avec une nouvelle fin plus heureuse.

Mais cela reste un grand plaisir que de suivre les tribulations de cette petite boutique de fleurs, qui dépérit petit à petit faute de clients. Le falot et timide Seymour présente alors une nouvelle plante à son patron, M. Mushnik, une étrange créature qui remporte un succès fou et fait venir les clients, mais qui fait payer à l'employé pas si modèle un lourd tribut, celui du sang. Dans cette version, le salarié effacé est ainsi plus présentée comme une victime, les morts sont avant tout accidentelles ou causées par la plante, grande manipulatrice. Seymour accepte cette relation toxique, car il est amoureux de la belle Audrey, une autre employée mais maltraitée par son compagnon, un dentiste à la main lourde, qu'il veut protéger.

Le grand mérite de ce film est d’arriver à garder un juste ton, en offrant un second degré évident et assumé dans son histoire et ses rebondissements, rocambolesques, mais en proposant malgré tout une œuvre sérieuse dans ses intentions mais jamais plombante, dans une comédie musicale maitrisée d’un bout à l’autre. Le poids du lieu, du déterminisme social, est évidente, avec des habitants miséreux, résignés, qui offre une belle chanson avec Skid Row (Downtown). Si le succès de la plante auprès de tous s’expliquera plus tard, il n’est pas interdit de penser que c’est son étrangeté qui lui offre cette popularité, cette parenthèse de nouveauté dans un monde délaissé.

L’adaptation resserre l’histoire autour de Seymour et d’Audrey, dont la relation n’avait pas la même force dans l’oeuvre originale. Le film offre une belle histoire d’amour entre deux êtres fragiles et incompris, qui sont autant des victimes de ce monde, car exploitées par d’autres personnes, pour Seymour son patron, pour Audrey son compagnon violent. Tous deux expriment à plusieurs reprises leur manque d’opportunités, qu’ils sont en fait prisonniers de leurs mondes. Qu’Audrey puisse rêver d’un beau foyer hérité d’un catalogue de publicités dans " Somewhere That's Green " est à la fois une vision ironique du film sur cette société de consommation de ces années, mais aussi une véritable volonté d’émancipation sociale pour le personnage.

Pour autant, le film n’hésite pas à verser dans la caricature, avec une certaine joie assez évidente. Il y a bien sur Audrey II et son appétit insatiable et ses petites manigances, une plante au caractère manipulateur et à l’humour gouailleur, doublée par Levi Stubbs qui s’en donne à coeur joie. Si la mère hypocondriaque de Seymour a disparu, ce n’est pas le cas du dentiste, bien plus présent, bien plus sadique et fou. Ce blouson noir à moto et en blouse blanche dans son cabinet des tortures est jubilatoire, porté par la prestation hallucinée de Steve Martin. Sa chanson " Dentist ! " est d’ailleurs l’un des plus grands moments du film.

Parmi les petits détails amusants conservés, on retrouve le client maso qui vient « profiter » des « bons » soins du dentiste, c’était un jeunot mais déjà flippant Jack Nicholson dans l’original, ici c’est un Bill Murray qui parle et qui piaffe, et c’est hilarant. C’est moins le cas pour les apparitions avec d’autres comiques stars de cette époque, John Candy et Jim Beluschi, pour des scènes trop anecdotiques.

En tout cas, le duo principal est incroyable. Rick Morianis est évidemment un choix évident, l’acteur est un habitué de ces personnages doux et timides, parfois fébriles dans leur gaucherie, mais qui peuvent se montrer déterminés à aller jusqu’au bout, comme il le fait dans ce film. C’est tout de même un acteur qui a élevé le haussement de sourcils en mode chien battu à un certain art, et pourtant terriblement attachant. Il présente ici un autre de ses talents, une certaine facilité pour le chant, d’abord plaintif dans « Grow for me », puis très haut dans la chanson d’amour « Suddenly, Seymour ». Celle-ci est partagée avec Ellen Greene, qui joue Audrey. Elle incarnait aussi le personnage dans la comédie musicale, et il était alors très rare qu’une actrice de Broadway soit conviée à l’adaptation cinématographique. Mais avec ses petites manières, sa voix fluette et sa fragilité, elle est, elle aussi, renversante, parfaite pour le rôle.

Il serait regrettable de dédaigner La Petite Boutique des Horreurs au motif que ce serait une comédie musicale. Car non seulement les morceaux sont bien écrits et le plus entraînants, mais ils s'intègrent pleinement à l'histoire et sont superbement mis en scène par Frank Oz, qui les met vraiment en valeur. C’est évident dans Skid Row (Downtown) ou Dentist ! plus ambitieuses, plus vivantes, tandis que les autres sont plus simples, mais pas moins réussies. La version française a d’ailleurs doublé toutes les chansons en français, ce qui est assez rare.

D’ailleurs, avec l’humour du film et son second degré, la comédie musicale n’a pas la flamboyance prétentieuse de l’âge d’or des comédies musicales mais rappelle Grease. Les deux films partagent d’ailleurs cette douce moquerie des années 1950-1960 et de leurs films, avec une bande son réussie et un sourire en banane à la fin de la projection.

SimplySmackkk
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le 9 mai 2024

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