Certains films traversent le temps, chaque vision, correspondant aussi à des périodes de vies il faut le dire, apporte une relecture, un nouvel angle d’approche, d’autres émotions, ce sont des films intemporels. « La planète sauvage » en fait partie. D’abord effrayé (euphémisme !) à sa sortie quand j’ai vu les premiers extraits à la télévision, puis fasciné et enthousiaste quand quelques années après je le découvrais, enfin émerveillé en le revoyant ces derniers jours.
Plus jeune, je n’avais pas la culture, ni sans doute la sensibilité, pour apprécier à sa juste mesure l’univers graphique incroyable créé par Topor et Laloux. En fait, c’est comme si toute une partie de toiles surréalistes s’animaient sous nos yeux. Chaque plan vient éveiller la mémoire et fait penser à une œuvre précise. Cela passe par les formes étranges de « L’ange du foyer » ou du « Triomphe de l’amour » à la Max Ernst, d’une nature inquiétante tels les « Cygnes réfléchis en éléphant » de Dali, ou encore la démultiplication d’hommes façon « Golconde » de Magritte ou enfin de décors improbables similaires à « La ville qui rêve » d’un Victor Brauner… On pourrait citer ainsi maints exemples, tant le film recèle d’inspirations imaginatives à l’inconscience poétique.
Mais « La planète sauvage », ne se limite pas qu’à une seule vision d’esthète. En effet, celle-ci ne fait que transcender et délivrer un message fort à destination des humains, qui porte le savoir et l’éducation au dessus de tout pouvoir, que ce soit la force et le nombre, technologique, voir spirituel.
Dans un contexte post soixante huitard, le conflit de 39/45 dont la guerre froide pèse encore, ou les avancées techniques (la conquête de l’espace), Laloux et Topor rappellent combien l’obscurantisme peut provoquer de méfaits. En adaptant le roman « Oms en série » de Stefan Wul, ils recréent cette planète Ygam où cohabitent difficilement Draags et hommes, pourtant si proches, pour mieux la confronter à la réalité du vécu. Ces deux cultures similaires pourraient être complémentaires, mais elles s’opposent par peur de l’autre, ou incompréhension. Les mêmes causes pour les mêmes effets, l’extermination n’est jamais très loin. Ce qui donne lieu à une scène remarquable, lors de la « désomisation », où plane le sinistre souvenir du génocide juif (ici aussi des pastilles à gaz sont utilisées…). Dans un milieu hostile, et la planète Ygam l’est, mieux vaut tenter l’intelligence de l’entente plutôt que le conflit. Et cela ne peut aboutir que par la connaissance et l’instruction.
C’est un film bien ancré dans son époque, avec ses peurs, ses espoirs mais aussi un habillage très particulier. La musique psychédélique entre synthé et stridence, rythme impeccablement le récit. Pour autant, la voix de Jean Topart (il est Terr, personnage principal et narrateur) apaise et lève régulièrement toute l’angoisse des instants durs. Certes, le graphisme peut apparaître un peu lourd à aujourd’hui, pour autant il reste tout de même très novateur plus de quatre décennies après !
Comment en effet ne pas être surpris à l’heure actuelle par cet étrange bestiaire (larves à fils créant des vêtements, becs belliqueux utilisés au combat, oiseau tamanoir…) ou cette flore agressive (fleur d’acier, roseaux fouet…) ? Comment oublier le bal des méditations où s’enlacent des statues aussi gracieuses que les femmes de Delvaux ? Comment ne pas s’émouvoir de cette jeune fille qui pleure sur la mort d’une vieille femme et dont le visage est aussi pur que celui d’un Bosch ? Si l’on ajoute, un certain érotisme en filigrane, des élans de poésie non dissimulés ou des moments cocasses (la scène ou Tiwa se grime en Om) on ne peut que s’extasier devant tant d’originalité… et pour certains d’y puiser une véritable inspiration aujourd’hui encore (pour n’en citer qu’un, Vladimir Kush).