Il était une fois une pauvre bû-che-ronne et un pauvre bû-che-ron qui vivaient au fond d’une forêt polonaise...
C'est par la voix admirable et reconnaissable entre toutes de Jean-Louis Trintignant que nous est racontée cette histoire qui commence comme un conte pour s'ancrer progressivement dans une sombre et terrible réalité. Le réalisateur a eu la merveilleuse idée de faire enregistrer le texte par l'acteur un peu avant sa mort en 2022. Il était aveugle et sa compagne l'a aidé à apprendre le texte par coeur. Cette diction particulière, cette voix et les conditions pour l'entendre s'ajoutent à la réussite du projet.
Autour du couple de bûcherons, mais un peu au loin, il y a la guerre. Il fait froid, il fait faim et la vie miséreuse n'est pas simple. Chaque jour des wagons plombés passent près de leur petite maison et chaque jour lors de ses fagotages la bûcheronne prie le dieu du train qu'il lui envoie une marchandise, que lui soit donné de quoi manger pour améliorer le quotidien. Mais un jour alors qu'elle repart une nouvelle fois bredouille, elle entend les vagissements d'un bébé qu'elle recueille. Reconnaissant la couverture qui emmaillote l'enfant le bûcheron se doute de l'origine du bébé : un sans coeur, un de ceux par qui le malheur arrive. Il rejette sa femme qui doit dès lors dormir dans la grange avec le bébé. Nous découvrons plus tard, petit à petit l'histoire du bébé et de son père qui l'a jeté du train dans l'espoir de le sauver alors qu'il apercevait la bûcheronne dans la forêt de bouleaux, et l'évolution du bûcheron qui se laisse séduire par le bébé.
En passant des OSS117, de grosses farces avec un héros raciste, homophobe et macho, à The artist un film muet en noir et blanc oscarisé à Coupez ! remake hilarant d'une comédie horrifique japonaise puis à ce film d'animation, Michel Hazanavicius prouve son immense et hétéroclite talent. Sa curiosité aussi. J'ai entendu un grincheux affirmer qu'il n'avait aucun style. Sans doute ce mal embouché préfère-t-il les réalisateurs qui font continuellement le même film. Pour moi les surprises que nous réserve chaque fois ce réalisateur surdoué font déjà partie de l'envie de me précipiter en salle. Une fois encore, je ne suis pas déçue. En adaptant le livre de Jean-Claude Grumbert La plus précieuse des marchandises, Michel Hazanavicius nous démontre en plus cette fois ces talents de dessinateur. Et il nous raconte une belle histoire triste et terrible où se côtoient le pire et le meilleur de l'humanité. Des bons, des méchants, des justes et des ordures.
Le même grincheux (mais je crois qu'il s'agissait d'une grincheuse) a prétendu que les dessins étaient d'une extrême laideur. C'est son droit, je les ai trouvés, comme la plupart des personnes qui voient ce film, absolument admirables. Peut-être parce que je n'ai aucun talent en la matière mais ces traits et cette animation sont pour moi d'une grande qualité.
Dominique Blanc la bûcheronne, Grégory Gadebois le bûcheron et Denis Podalydès le soldat prêtent leurs voix de caméléons et incarnent avec conviction les personnages, c'est un régal, et Alexandre Desplat se surpasse une fois de plus à la partition.
Quant à continuer ou pas à représenter la déportation, les camps de la mort, la Shoah au cinéma, le débat est toujours sensible il semble. Les plus jeunes (pas avant 10 ans je pense) pourront avec ce film avoir une idée de l'horreur que les peuples ont traversée à cette époque et notamment les juifs qui ne sont jamais nommés ici, le réalisateur opte pour les appeler sans coeurs.
Avec le passage des trains et leurs sifflements sinistres, c'est tout un pan de l'humanité sans âme, sans pitié qui observe sans broncher. Les personnages des bûcherons jamais ne s'interrogent et jugent sans comprendre. Parmi eux, au-dessus de la haine, au-dessus de cette humanité sans âme se dressent une gueule cassée de la Première guerre mondiale, soldat généreux et compatissant et une femme remarquable qui incarne à elle seule tout l'amour du monde dont elle enveloppe sa précieuse petite marchandise et cette pensée du Talmud :
"Qui sauve une Vie sauve l'humanité entière".
Le réalisateur n'élude pas les horreurs, entraîne certains personnages, et c'est assez inattendu, jusqu'au meurtre et choisit de figer l'abomination des camps en images fixes en noir et blanc où les visages sont pétrifiés à tout jamais dans un cri d'effroi. L'une des scènes les plus bouleversantes est celle où un rescapé aperçoit son visage déshumanisé dans une vitrine et renonce à se faire connaître...
Le reste est silence..