Décalage dans le dialogue (la réponse en l'occurence) :
Wyatt Earp (H. Fonda) au barman (après avoir vu au loin Clementine sortir du bar) :
- Ever been in love ?
Barman :
- I've been a bartender all my life.
Décalage dans les fonctions (les shérifs ne sont pas shérifs, ne veulent plus l'être ou le sont par passage, les médecins de même, les acteurs jouent sur des tables de bar, etc... ). Décalage dans les directions (Tombstone n'est pas la destination des Earp et le docteur en est le plus souvent absent, tous viennent d'ailleurs ou en ont gardé la trace, le nom [Chihuahua], la langue [Shakespeare] ou le parfum [...). Il n'y a finalement que les Clanton qui sont d'ici, en donnent l'assurance; sédentarisés, propriétaires et se sentant tels. Et ce sont les seuls personnages négatifs du film.
Les autres, détournés de leurs fonctions, détournés de leur chemin, fragilisés, et, sans doute pour cela, d'une vie extrême, émouvants sur bien des plans (en tout cas, à un moment ou l'autre).
Et la mise en scène est là, d'une justesse parfois éblouissante jusque dans les détails, à capter bien plus qu'un simple récit. Souvent ce sont ces regards prolongés et curieux d'un personnage sur un autre, (et par ce regard à sens unique, celui qui redouble le nôtre ou qui y ressemble comme un double, le personnage repasse dans une dimension presque magique, à la fois passé par le sentiment et comme re-projeté dans la salle, assis auprès de nous, spectateurs) : passif-actif. La plus belle séquence à ce titre est peut-être celle de l'arrivée de Clémentine, ce moment de silence et de longue observation, Wyatt Earp attendant avec frayeur et impatience qu'elle lui adresse la parole, la voyant un peu perdue et seule et espérant un mot... Cette éternité de bonheur entre son premier regard sur elle et son premier mot : "Puis-je vous aider, M'zelle ?". Dilatation.
Je m'en tiens là pour cette fois. Ah si, il y a encore un autre regard à peine perceptible d'Henry Fonda. C'est le soir. Chihuahua vient de mourir. Nous venons de la voir dans sa chambre qui a un petit rideau blanc. Henry Fonda en route vers les Clanton marche dans Tombstone, au second plan quelques fenêtres, dont une avec un rideau blanc et ce mouvement de tête. Toute l'émotion du monde en un quart de seconde. Contraction.
Tout est de cette finesse-là ici. Chapeau bas.
[Revu 5 juin 2016]