Les années trente ont dessiné pour Jean Renoir une courbe ascensionnelle d’une parfaite régularité, s’achevant par ce film polémique devenu un pilier ultra-consacré et multi-analysé du septième art. Le cinéaste a alors quarante-quatre ans, l'âge de la maturité. Il a toujours su conquérir les cœurs par son charme pataud de parigot matois, les élans contradictoires d'une nature gourmande, son style savoureux de dilettante trop fainéant pour exploiter ses dons, frotté de culture vraie mais nourri par ses sens, à l'aise au salon comme à l'office. Ses ouvrages l'ont rendu célèbre et ses idées populaire. La Grande Illusion puis La Bête Humaine lui ont donné un contact réel avec le public. Dans l'imagerie du moment, l'enfant gracile peint par son père, l'ancien officier de 14, le céramiste et le mondain sont devenus ce gros garçon qui s'attable au bistrot avec les copains devant un litre de beaujolais pour déguster du fromage de Brie. Sa silhouette fleure le terroir et le folklore. Les producteurs et les distributeurs sont enfin prêts à lui faire confiance. Les techniciens ne le considèrent plus comme un amateur doué mais brouillon et il a trouvé leur estime en prouvant qu'il connaît son métier. Enfin, les critiques de bonne foi reconnaissent en lui le grand réalisateur français de l'époque. Libéré des peurs et des contraintes, il possède cette fois les moyens de son ambition. Tout cela est encore confus et le hasard semble mener la partie qui débute comme une belote et s'achève en coup de poker. Mais Renoir n'aura pas triché, tout étonné qu'il est d'avoir misé si gros jeu dans une conjoncture incertaine.
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C’est qu’en effet l’orage gronde : le film sera présenté neuf semaines avant la déclaration de la guerre. Dans une atmosphère de malaise et de nervosité, on feint de continuer à vivre mais le cœur n'y est plus. S’il est sans doute facile aujourd’hui de trouver à l'œuvre des accents prophétiques, elle n’en est pas moins manifestement imprégnée du climat débilitant de cette période : autant oraison funèbre d'une classe décadente que glas de ses derniers mirages. On danse sur un volcan, comme le dira fameusement l’artiste. Voilà bien l'occasion de concevoir un "drame gai", tel qu’il le qualifie. En s'inspirant de formes classiques, qui sont aussi à l'origine de nombreux lieux communs dans les productions d’alors, Renoir remet en question les conventions filmiques de son époque. Il instaure un jeu de miroirs permanent entre la représentation et le réel, un va-et-vient entre l'artifice et le naturel, un éclatement des points de vue empêchant l'identification du spectateur, qui peut encore dérouter et annonce le cinéma moderne. À sa sortie tumultueuse, l’audace de La Règle du Jeu fut perçue comme une confusion mal contrôlée. Le mélange des tons et des genres aurait pu séduire mais des questions dérangeantes restaient ouvertes : que veut vraiment dire l’auteur ? À quels personnages est-on censé adhérer ? Œuvre des ambiguïtés, des lectures multiples, des strates de discours empilées et contradictoires : tel est cet éclatant feu d’artifices, ce film plein à craquer qui reste le modèle absolu de l'art et de l'esprit français, fruit d'une culture jardinière conduite pendant des siècles.
La Règle du Jeu brille d’abord d’une rigueur interne qui confirme la maîtrise d'un créateur allergique à toute discipline mais sensible au moindre tropisme, soucieux d'exprimer totalement sa vision du monde, libre et personnelle. Les recettes de cuisine, les airs 1900, le moindre objet sont choisis pour une jubilation infime, comme les courbures de la monumentale Charlotte, les gestes d'un personnage ou ses répliques. Les thèmes majeurs qui courent dans sa filmographie sont ici traités fortissimo : la nature, le ciel, les arbres et l'eau, puis les femmes, aussi bien celles dont on baise la main que celles dont on pince la taille. Chez lui, les mouvements du corps et du cœur précèdent ceux de l'esprit. À la pensée doctrinale, il préfère l'expérience individuelle, le contact direct avec ses semblables. Le malentendu originel sur le sens du film provient de là : on y chercha l'œuvre d'un partisan quand il fallait y voir celle d'un moraliste. Les allusions sarcastiques ne manquent pas, on y dénonce le bourrage de crâne (radio, presse, publicité, gouvernement) et cette stupidité qu’on appelle le racisme. L'hymne boulangiste claironné devant l'Arc de Triomphe délivre comme un pressentiment d'hécatombe. À travers l'actualité se développe d'autre part une féroce critique du "monde" dont Octave Renoir connut les arcanes. Il en montre la vanité, le vide, la futilité. Ces gens ont perdu leurs raisons de vivre et le respect de l'étiquette les condamne à l'hypocrisie. Pourtant Renoir est plus d'une fois complice de ses héros et ne ménage pas son estime à l'adversaire quand il a la lucidité brillante d'un La Chesnaye. De même, il n’hésite pas à montrer les domestiques comme plus réactionnaires et étroits que leurs patrons, parce qu’ils vivent le luxe comme un reflet et la possession comme une frustration, d’autant plus amère qu’ils sont nourris de miettes, mais mieux que les paysans ou les ouvriers. Le vêtement importe moins que celui qui le porte, et les passages des salons aux cuisines révèlent une identité commune entre des êtres que la société a différemment pourvus. La vigueur du pamphlet n’entame pas l'observation psychologique des individus tourmentés par leurs passions.
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Le réalisateur rassemble la cohorte bigarrée des milieux privilégiés : un couple cosmopolite composé d’un ex-juif et de son épouse croise le ménage provincial des La Bruyère, reçoit un sportif célèbre, flanqué d'un intellectuel bohème et des dames de l'aristocratie, sous les yeux d'un insupportable gandin, d'un général en retraite resté très vert et du Brésilien de La Vie parisienne... L'argent seul les lie, dont le pouvoir n'est pas contesté. Le confort financier surélève les maîtres, dont les serviteurs exigent avant tout qu'ils aient "de la branche" et de la tenue. On les sert religieusement, qu'on soit majordome ou garde-chasse ; on les copie (le chauffeur se fait appeler La Chesnaye), on les envie (Lisette dévore Christine des yeux), on les estime pour leurs exigences raffinées. Marceau lui-même, les larmes aux yeux, remerciera Monsieur le Marquis, qui le chasse, de l'avoir relevé en faisant de lui un domestique. Ces gens que les conventions séparent se retrouvent dans la nudité de l'amour, hommes d'un côté, femmes de l'autre. L'instinct rapproche les sexes mais leur amitié n'est pas possible. La violence des mâles et leur goût de la propriété heurtent la sensibilité capricieuse de leurs compagnes, trop avidement courtisées. L'institution du mariage ne résout rien : l'épouse rêve d'avoir un enfant et le mari, son harem. La quête du bonheur renseigne sur la vérité profonde des protagonistes et la confidence de leurs aventures provoque des complicités familières (Robert et Marceau sont toujours sur la même longueur d’onde, Christine et Lisette s’entendent comme les meilleures amies du monde). Plus généralement, ils se groupent par affinités, se rencontrent et s'opposent suivant leurs inclinations et leurs intérêts (voir les pittoresques alliances du général et de Saint-Aubin). Ces confrontations successives dessinent le portrait de chacun, reflété dans les yeux du partenaire. Mais quand la séduction n'est plus un jeu courtois, quand l’affect s'en mêle, le drame de l'incompréhension commence, et c’est la curée.
Une pléthore de superlatifs ne suffirait pas à rendre la diversité, la verve, l’homogénéité d’une troupe d’acteurs où flamboient parmi d’autres Marcel Dalio et Carette, Gaston Modot et Roland Toutain, Nora Gregor et l’irrésistible Paulette Dubost. Tous défendent des personnages infiniment nuancés, profonds, complexes, mais aussi des marionnettes dont Renoir tire les ficelles, lui qui n'aime pas que la civilisation trahisse la nature. Courant à chaque instant du vaudeville à la gravité, l’œuvre est influencée par le naturalisme d'un Mirabeau et le romantisme d'un Musset, dont la fantaisie lui plaît davantage que l'effusion. Mais peut-être plus encore, sa farandole est éclairée par les astres et l’esprit du XVIIIème siècle : Marivaux pour le sentiment, Beaumarchais pour la critique sociale, Diderot, Laclos... Et par-delà ces maîtres, la commedia dell'arte, dont les dramaturges ont su garder l'inventive liberté en émancipant le valet qui, de Scapin, se métamorphose en Figaro. La Règle du Jeu annonce aussi l'évolution du créateur vers le film-divertissement. Treize ans avant Le Carrosse d'Or, il accuse les traits, force le jeu, recourt aux déguisements et aux structures scéniques. Ce qui le conduit à retrouver les schémas du théâtre. Le paradoxe, c'est qu'il en profite pour libérer son art d'une dramaturgie plaquée, le jeter dans l'espace et dans le temps. Si bien que la dynamique du film, fondée sur le rythme des intrigues des maîtres autour de Christine d’une part, celles des domestiques autour de Lisette d’autre part, jusqu'à leur convergence finale, révèle une conception qui marque le passage dans le langage cinématographique de la construction théâtrale à l'écriture romanesque. La caméra semble partout à la fois, jouant avec un incroyable brio des effets de profondeur de champ tout en faisant office de téléloupe apte à saisir l’existence intime de chacun.
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Dès l'arrivée des voitures au perron du château, le mouvement de la vie prend grande allure. Deux épisodes prépondérants vont se succéder : la partie de chasse et la soirée costumée. Reflétant deux facettes du sentiment amoureux, ces rituels constituent aussi une mise à mort et un spectacle qui se termine par une danse macabre. Ils sont les catalyseurs du drame, opposables et complémentaires : l'un en extérieur jour, l'autre en intérieur nuit. Le premier est une page d'anthologie, tant par sa beauté que par sa signification subtile. Quand on voit les rabatteurs en blouse blanche donner du bâton contre les troncs de cette forêt ourlée de terre plate, qui prennent un éclat de métal sous un ciel plombé de Toussaint, quand on les voit s'avancer en poussant des cris pour lever le gibier apeuré qu'on guide vers l'affût des chasseurs, quand on voit un petit lapin tendre les pattes dans son agonie, on se découvre le témoin médusé et impuissant d'un massacre sadique. Sa valeur psychologique et symbolique n'est pas moindre puisqu’elle paraphrase à l'avance le meurtre du plus noble des invités et transfère à la manière d'une fable l'horreur guerrière, dont la gratuité paraît moins immédiate. La fête débute par une miteuse revue de fin d’année qui a la même fonction : elle exprime la médiocrité, l'inconscience, la vague peur des beaux esprits. Au son du piano solo, on s'enfonce dans l'irréalisme pour déboucher sur le rêve : Schumacher surgit comme un justicier incongru dont il faut se débarrasser, tandis que le limonaire détraqué continue sa ritournelle. La sarabande des pantins s'accélère au rythme des deux poursuites qui se croisent, avant que le coup de feu dans le parc ne marque le réveil à la vie. Tout peut alors rentrer dans l'ordre : le garde-chasse a débarrassé le patron de son rival. La Chesnaye, qui avait joué quitte ou double en conviant ce dernier, récupère Christine et transforme le scandale en accident de chasse. Pour lui, le banco est payant.
Ce n'est pas un hasard si Renoir incarne lui-même le personnage d'Octave, ironiquement qualifié par le dialogue de dangereux poète. Parasite lunaire, il est aussi le bouffon de la farce, c’est-à-dire qu’il peut critiquer mais ne participe que jusqu’à un certain point, d’autant qu’il a le défaut impardonnable d’être trop pauvre. Il se confie ainsi la fonction d'intermédiaire, de passeur entre les personnages de sa propre classe sociale, mais aussi d'une classe à l'autre, d'où ses rapports privilégiés avec Lisette, la camériste, et sa connivence finale avec le braconnier Marceau. À cet égard, la fameuse séquence où il demande à tout le monde de lui retirer son costume d'ours est à la fois métonymique (la société entrave les corps et inhibe les pulsions), métaphorique (il appartient à tous les milieux, mais personne ne se préoccupe de savoir qui il est vraiment) et fonctionnelle (sa circulation ordonne le parcours du chassé-croisé maîtres/valets). En laissant à Octave le soin d'intervenir pour lui dans la cruelle mascarade, Renoir se dédouble. Il scrute du regard ce spectacle complexe dont il ménage les agencements et le cadre avec une virtuosité ahurissante. Par des enchaînements horizontaux, il en suit la course comme un enquêteur. La caméra qui traque Schumacher à la recherche de Lisette et Marceau, d'une porte à l'autre du grand salon où l'on mime dans la pénombre le morceau de Saint-Saëns, se fixe alors sur le visage décomposé d'André, lorgnant une Christine pitoyablement jetée sur un canapé dans les bras de Saint-Aubin.
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On le sait, il est plus commode de parler du naturel de la vie que de le restituer. Il est bien difficile de saisir dans tout ce brouhaha les conversations et les bruits, même lors de ces précieux temps morts qui rompent avec le style coutumier d'une efficacité toujours intentionnelle. Prouesse pour l'époque que la prise en direct des sons purs de la chasse, que cette savante cohue du hall et des couloirs, que ces effets de distance et ces mélanges adroits. Mais il faut insister plutôt sur le dialogue et l’expression vocale, merveilleux de justesse : un style pour les valets, respectueux et familier, un style pour les maîtres, brillant et désinvolte. Par l'emploi d'un vocabulaire, riche et parfaitement daté, on note la révélatrice dévaluation des mots dans la bouche de La Chesnaye. À l'accent germanique de Christine répond la verve d'Octave et de Marceau, maniaques de l'élision. Dans les tournures les ellipses abondent ("Enfin, ont-ils ou n'ont-ils pas ? — Ils ont !") Le geste se joint à la parole pour en achever le sens. Enfin, c'est un coup de génie que d'avoir préféré à l'habituel commentaire musical au mètre des extraits d’airs et de classiques racés. La mélancolie de Mozart enveloppe comme un suaire ce monde distingué au bord de la fosse. En créateur libre, Renoir refuse la règle du jeu professionnel, et ses fautes de grammaire constituent en réalité de fulgurantes trouvailles : je franchis la fameuse ligne de démarcation des 180 degrés, je fais des panos en ciseau, je raccorde brutalement dans l'axe... Les cadrages trichent toujours un peu avec la norme et prennent les acteurs plutôt de biais, mais en éliminant le plus possible le fastidieux champ-contrechamp. Le montage nerveux procède logiquement et chronologiquement par le jeu des causes et des effets, soutient le parallélisme de la construction et sauvegarde la fluidité du récit par le recours aux enjambements sonores d'un plan sur l'autre. La sidération est de tous les instants.
Dans ce manège des illusions, la tragédie naît de l'impossibilité à faire entendre intelligiblement la voix de son désir. L’action est dictée par ce que l'on attend du regard de l'autre. Mais que le regard se méprenne sur son sens et le malentendu surgit : vu de loin, un baiser d'adieu est pris pour un baiser d'amour, une marquise pour une servante, un Octave pour un furieux. Les plans échafaudés s'opposent ou s'annulent car ils sont concomitants. Source de confusion, cette simultanéité est résumée par la plus célèbre réplique du film : "Tout le monde a ses raisons." Pour gagner la partie il faut jouer la carte d’un épicurisme sans frein ; les gens trop sincères sont condamnés. Tous les protagonistes sacrifient une part d’eux-mêmes afin que les faux-semblants restent saufs. Les vrais étrangers sont ceux qui gouvernent la communauté : le propriétaire des lieux est un "métèque", sa mère avait un père qui s'appelait Rosenthal et venait droit de Francfort. Christine, elle, est une Autrichienne exilée obligée de vivre au milieu de gens qui ne parlent pas sa langue. Parce que Jurieux est l'amoureux immature, Octave le raté sympathique, Geneviève la maîtresse encombrante que l'on peut congédier d'une phrase, Marceau le braconnier qui a voulu s'élever au rang de domestique, Schumacher un "chef d'orchestre" chimérique le temps d’une partie de chasse et Lisette une femme de chambre trop familière à qui sa patronne confie ses faiblesses, ils seront tous brisés par la règle du jeu, c’est-à-dire les convenances d’un monde codifié et policé. La Chesnaye sauvera les apparences lors d’un discours final qui appelle le baisser de rideau, clôturant la représentation et s'adressant à un public ébahi : "Je me permets de vous conseiller de rentrer." Il ne reste plus au film qu'à se terminer, sur une image fortement évocatrice du cinéma : des ombres de personnages se déplaçant sur un mur blanc. Un monument inaltérable.
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