Ecrire à propos de la Règle du jeu n'est pas aisé mais depuis le temps que cela me démangeait, il fallait bien que cela sorte enfin de mon cerveau, de mon coeur, de mon esprit. Une histoire qui tourne dans mon être depuis si longtemps. Comme Truffaut, j'ai vu et revu cet immense film .Ce n'est pas un film de ma génération comme je l'ai clamé tant de fois, je n'étais pas né en 1939. Mais chaque visionnage, je sais, je sens que quelque chose de nouveau va se produire ! Et le miracle s'accomplit à chaque fois.
Ce film est à part dans l'histoire du cinéma. Tant de personnes ont été brimées, rabrouées, saoulées par leur professeur de cinéma, à propos de ce film sans jamais trouver les mots, à toucher leur âme au plus profond de leur être. Tant de frustrations...et pourtant l'intérêt de ce film est inimaginable dans l'histoire du 7ème Art !
Il est temps de parler de la Règle du jeu...
Le film s'ouvre sur un aérodrome, le Bourget, sur un fil, le fil de la radio-reporter, le fil de la vie qui se fait emporter par la foule, le fil de la vie. Il fait nuit noir...Puis le son de la radio résonne dans un appartement bourgeois largement éclairé. Premier choc !
Nous ne comprenons pas tout de suite le rapport avec cet avion et cet aviateur déçu,démoralisé Le spectateur est débousselé, les repères sont brisés...,André Jurieux, enlève ses gants de peau d'animal, un peu comme Octave plus tard, qui aura tant de mal à se débarrasser de sa peau d'ours...et crier son désarroi et sa déception à la face du monde. Cette rupture "lumineuse" de Renoir plante le décor ! Le héros qui vient de risquer sa vie pour une femme est LA victime ! Son tort : être sincère et amoureux transi, innocent MAIS si naïf ! Il ne peut pas, ne doit pas survivre à ce monde avide de mensonges et de faux-semblants ! Pour renforcer cette idée, Octave (Renoir évidemment !) rentre dans le champ et sermonne durement son ami "tu étais un héros et tu viens de conduire comme le dernier des idiots". Son égérie l'a planté là un soir d'hiver dans la nuit du Bourget. Il a mal au cul et au coeur comme le chantait Jacques Higelin.
La radio, "le fil de la vie le rattrape" et André craque et montre sa faiblesse ! Il est sincère ! et la rage au coeur, il dit "publiquement que cette femme, [Christine] est déloyale"...Nous ne sommes pas dans une comédie ! ni dans un vaudeville ! Assurément !
Changement brutal de plan et de lumière ! Nous voici transportés dans l'appartement lumineux, cossu et bourgeois de Christine, la maitresse de Jurieux, les tubes métalliques de la radio faisant office de raccord...Cette rupture "lumineuse" de Renoir plante le décor ! Christine échange avec Lisette (Paulette Dubost), qui tente de la raisonner mais qu'et-ce qui est "naturel" ? "Il est trop violet" rétorque Lisette. Puis vient la question "des amoureux"... Renoir évoque déjà les relations entre Octave et Lisette....Les amours ancillaires...La profondeur de champ est là ! le déplacement à l'intérieur du cadre, l'espace et le temps se confondent pour donner une unité. Lisette conclut cette scène d'introduction "l'amitié avec un homme ? Autant de parler de la lune en plein midi"....Impossible à voir et à concevoir. Il y a toujours une arrière-pensée, un problème de sincérité ! Qui ment, qui est sincère ? Christine évolue dans la profondeur de champ, la voix de la radio qui est devenue un homme..."le terrain du Bourget reprend son aspect normal, les phares s'éteignent, la foule se disperse en bon ordre...." alors que Christine évolue dans l'appartement richement éclairé pour retrouver son mari, le Marquis de La Chesnais qui éteint la radio...Il a tout entendu et sait ! et vante déjà ses marionnettes miniatures. Renoir a planté le décor et ses banderilles. Non la Règle du Jeu n'est pas un vaudeville ! Christine préfère les marionnettes que la radio ! plus dociles...La Chesnais escamote le problème de la jalousie en lui fournissant lui-même l'alibi parfait en argumentant que Jurieux avait réalisé cet exploit comme un pari digne d'un preux chevalier "Que les hommes sont naïfs" (lui y compris). Et Christine, soulagée et rieuse, d'acquiescer "Que je suis heureuse". Escamotage et complicité basée sur le non dit et le compromis... D'ailleurs Christine ajoute "le mensonge est un vêtement très lourd à porter" hypocrite, Lachesnais conclut la scène "le mensonge, comme vous exagérez"...Il sait pourtant très bien mais les convenances...la règle du jeu ! Lui-même, trompe sa femme et lui demande "vous me croyez menteur ?" Christine :"j'ai toute confiance en vous" La Chesnais est totalement dérouté par cette réplique "vraiment ?" La profondeur de champ utilisée par Renoir dans ce plan avec le valet qui lui donne son écharpe, "perd" le spectateur dans l'espace et le temps. Le marquis, troublé a besoin de souffler...et s'empresse de téléphoner pour rompre enfin sa relation adultère...Renoir nous prend en flagrant de complicité d'adultère. La Chesnais veut se racheter et rompre ! Il "aime" sa femme. Il téléphone à Geneviève pour lui signifier leur rupture sur la musique des marionnettes...Qui sont les marionnettes ? La Chesnais ? Christine ? Jurieux ? Geneviève ? qui apparaît au téléphone en contre- hamp de dos !! Avec un fume cigarette que l'on aperçoit...
La scène de rupture entre La Chesnais et Geneviève dans son appartment parisien est une leçon de cinéma. Les statues ressemblent aux humains et les humains sont des statues ! La profondeur de champ puis les plans qui se resserrent sur les visages défaits par le mensonge envahissent l'écran et l'esprit ! Renoir est un grand réalisateur. Le marquis en a assez de mentir à sa femme et Geneviève est trop "aventurière" pour avoir une vie de famille et ne veut pas de "pot-au-feu"...