Le Sergent noir
7.4
Le Sergent noir

Film de John Ford (1960)

Un Ford original, talentueux mais peu connu...

Je viens de revoir ce magnifique Ford qu'est le Sergent Noir.

Tout d'abord, je préfère de loin le titre original (Sergeant Rutledge) qui n'a pas cette connotation raciale que lui confère la traduction française : Le Sergent Noir.
En 1960, lors du tournage de ce film, John Ford a déjà roulé sa bosse depuis un bail dans ce cadre grandiose qu'est Monument Valley. Un endroit qu'il affectionnait particulièrement car propice à se retrouver avec ses potes, loin des plateaux et des pontes d'Hollywood qu'il détestaient tant, pour des beuveries épiques et mémorables et réaliser son film en toute liberté. En 1960, au États-Unis, les rapports entre Blancs et Noirs sont particulièrement tendus ! Les Afro-Américains ne supportent plus les violences dont elles-ils sont victimes, systématiquement !
Le pitch en quelques mots : le sergent Rutledge, officier de la Cavalerie, est accusé d'avoir violé puis tué Lucy Dubney et ensuite assassiné son père, le Major Dubney. Rutledge sauve la jeune Mary Beecher, venue rejoindre son père ainsi que son unité en déjouant une attaque indienne... Le lieutenant Cantrell, pointilleux, doute d'abord, finit par être convaincu de son innocence puis le défend devant une cour martiale.
La construction du film est basée sur des flashs back, brillamment distillés, lors de la scène du procès.

L'utilisation de la profondeur de champ, les décors de la salle d'audience et un éclairage subtil, rendent encore plus significative la distanciation entre Rutledge et les autres. Ford sait pertinemment utiliser les raccords avec les scènes en extérieur. Monument Valley prend la relève et provoque l'émotion des grands espaces et du groupe : deux valeurs essentielles fordiennes, intimement liées : point de salut sans groupe et le groupe s'épanouit dans l'espace.
Le point d'orgue vient lors de sa réponse à l'affreux Capitaine Shattuck, l'avocat général, raciste et qui pense avoir trouvé le coupable idéal que la populace réclame aussi, le Sergent Rutledge.
Alors la caméra amorce une contre-plongée sur Woddy Strode qui se lève et hurle à la face du monde "'I'm a man" ! (Je suis un homme !) Il se passe alors quelque chose sur l'écran et dans mon cerveau : à chaque fois, c'est plus fort que moi, une larme roule sur ma joue comme sur celle de Rutledge après ce cri universel.
Ford est grand même s'il est notoire qu'il était plutôt conservateur, cela n'enlève rien à sa compassion et son respect pour les minorités opprimées dont il a de nombreuses fois décrit les conditions de vie et défendait les droits avec force...
Malgré certaines critiques de l'époque qui lui reprochaient de ne pas s'intéresser au sort des Indiens, toujours les méchants... Ces critiques ont vite oublié le grand respect de John Ford pour les Indiens. Lui qui a été honoré par
eux-mêmes, en lui décernant une médaille d'honneur dont il était particulièrement fier. Et que d'autres lui reprochaient sa sympathie pour les Noirs, en leur offrant des rôles dans son film (c'était rare à l'époque de faire tourner des Noirs dans des rôles parlants et non figurants !) D'ailleurs, le studio voulait lui imposer Sydney Poitier, acteur noir qui cartonnait alors au box-office. John Ford lui préféra Woddy Strode qui avait tourné avec Kubrick dans Spartacus. Ils deviendront amis et tourneront encore trois films ensemble (Les deux cavaliers, il joua même le rôle d'un indien, Stonecalf !, L'homme qui tua Liberty Valance et Frontière chinoise). Strode dira de Ford : "il m'a révélé à moi-même. Cela vient sûrement de ses origines irlandaises, il sait ce qu'est l'oppression". Lui qui a osé défier et clouer le bec à B. Demille, lors des fameuses séances d'audition de la commission des activités anti-américaines, mises en place par le sénateur Mc Carthy, au début des années 50 : "Cecil B, je n'aime pas tes films, je n'aime pas ce que tu fais aujourd'hui, je m'appelle John Ford et je fais des films !"
N'oublions pas le personnage féminin qui apportera la lumière au Lieutenant Cantrell, interprétée par Constance Towers qui venait de tourner, l'année précédente, dans "Les cavaliers". Elle est le contre-point parfait du réalisateur qui réfute et démonte tous les arguments du Lieutenant Cantrell quand celui-ci, malgré ses doutes, veut humilier Rutledge en le menottant alors qu'il vient de sauver la section entière en déjouant l'attaque indienne… comme le dit "the book", le code militaire... D'ailleurs celui-ci, méfiant et pointilleux, lui demande alors de bien se rappeler la trouvaille de la petite croix d'or ainsi que la veste avec les initiales CH. Cantrell, joué par Jeffrey Hunter, acteur fordien qui a gagné ses "galons" dans la Prisonnière du désert en 1956,en interprétant le rôle d'un Métis qui n'aura pas peur de défier John Wayne pour sauver Debbie) : jeunesse, fougue et innocence, mais qui finit par trouver sa voie et la vérité !
Un grand film superbement réalisé qui marque une nouvelle fois la maîtrise de Sean, Aloysius O'Feeney, dit John "Jack" Ford. Rappelons qu'il était l'un des réalisateurs qui tournait le moins de prises par plan, ce qui lui permettait d'avoir le montage final (le fameux final cut). D'ailleurs dans ce film, celui-ci est comme toujours efficace. Le film s'assemble progressivement comme un puzzle.

À l'époque, des voix s'élevèrent, à juste titre, concernant le droit des Indiens par rapport à celui des Noirs, Ford répondit plus tard en réalisant en 1964 un grand film crépusculaire : les Cheyennes.
et ajoutait :"J'ai voulu montrer ici le point de vue des Indiens, pour une fois. Soyons juste. Nous les avons maltraités. C'est une véritable tache dans notre histoire. Nous les avons roulés, volés, tués, assassinés, massacrés, et, si parfois, ils tuaient un homme blanc, on leur expédiait l'armée."

Il faut voir et revoir Sergeant Rutledge !
Captain Buffalo...Captain Buffalo... comme le chantaient les frères de Rutledge, le soir, près du feu de camp.

Créée

le 1 mars 2018

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