Les noces royales ressemblent à des funérailles et les alléluias à des requiems. Il y a des étreintes mortelles dans une nuit de terreur, des empoignades obscures finissent en râles de jouissance ou d'agonie, deux hommes s’enlacent dans une boue de cadavres et d’ossements, le poison est partout où le plaisir s’attache, entre les pages d'un livre ou sur les lèvres des femmes. Le sang suinte et souille, jaillit et coule. La guerre est incestueuse et la famille aussi, où les frères aiment trop leur sœur et la mère aime trop ses fils. C’était pendant l'horreur d’une profonde nuit, une histoire de bruit et de fureur... Victor Hugo ? William Shakespeare ? Alexandre Dumas, tout de même, il s’agit bien de La Reine Margot. Non, en fait il s’agit de La Reine Margot de Patrice Chéreau. Car ce dernier opère des choix romanesque précis, comme une sorte de retour drolatique à l’envoyeur puisqu’ils semblent appliquer à la lettre l’une des plus fameuses recettes de l’écrivain : "L’histoire est un clou auquel j’accroche mes histoires." L’un de ces choix consiste à balayer tout ce qui, dans le roman, tendait à une représentation de type théâtrale : ce ballet de va-et-vient, cet imbroglio de portes dérobées et d’oubliettes, tout ce système d’entrées (côté cour des Valois) et de sorties (côté fosse du Louvres) qui en rythmait le récit. En résulte un film splendide et furieux, bannissant les passages obligés de la fresque respectueuse et décorative pour se battre au corps à corps avec le cinéma. Une œuvre sauvage, constamment sombre et inspirée, qui devient entre les mains du réalisateur une affaire de clan dégénéré, un cauchemar halluciné rempli de charniers, où les héros tentent en vain d’échapper au destin familial.


Au début, tout va très vite. Une torche éclaire le visage épais d’un aubergiste. On est chez Georges de La Tour, comme on sera plus tard chez Géricault, Uccello voire Bacon. Puis c’est la funèbre somptuosité du mariage entre Marguerite de Valois et Henri de Navarre, clé faussée d’une impossible réconciliation entre catholiques et protestants — il faut voir le visage figé de la première, refusant dans la cathédrale de donner son assentiment, avec sa collerette l’entourant comme un billot. Vient l’attentat manqué contre Coligny, le déclenchement quasi fortuit de la Saint-Barthélemy, peut-être un malentendu, un caprice un peu enfantin de Charles IX. Où il est dit, comme ça, en passant, comment peuvent naître les tragédies majeures, d’un rien, d’un mouvement d’humeur. Et le massacre des parpaillots lui-même, déversement de sang à gros bouillons, amoncellement goyesque de cadavres aux chairs pâles sous un ciel de suie. Enfin l’aube arrive et l’on jette les corps dans des fosses communes. Les images alors renvoient à autre chose, qui est de notre mémoire. Ce choc temporel laisse des traces indélébiles sur tout le film. Chéreau n’aura plus besoin, après, de répéter où mènent le racisme, l’intolérance, de rabâcher que tous les massacres sont les fils de massacres précédents, comme les enfants martyrs deviennent souvent des parents bourreaux. Lorsqu’écœurée Margot lance à Charles qu’il n’est que le roi d’un pays où plus rien ne s’agite sauf les pendus aux gibets, c’est toute la dimension politique qui rattrape le film, un présent troublé dont il porte les marques indélébiles et saillantes.


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Le titre trompeur, le résumé historique et la personnalité d’Isabelle Adjani ne doivent toutefois pas masquer la vérité : la véritable héroïne de ce film, ce n’est ni une femme, ni l’Histoire, ni l’intolérance, ni même la famille, comme dans Les Damnés (dixit Chéreau) c’est, plus modestement et plus gravement à la fois, la mort à l’ouvrage. Qu’elle soit sèche, comme sur le visage de cire de Catherine de Medicis, qu’elle soit dégoulinante comme sur le front stigmatisé de Charles IX, qu’elle soit collective et improvisée, comme à la Saint-Barthélemy, ou individuelle et préméditée, comme celle de La Môle, la mort, toujours recommencée. C’est elle que Chéreau filme avec obstination, avec hargne, sous toutes ses coutures, comme un chasseur force sa proie, comme pour se venger de toutes les pertes qu’elle lui a fait subir, comme nous avons tous envie de le faire. Et il la filme de la manière dont on la voyait à la Renaissance, à la fois tout naturelle et franchement répugnante. Sur le mausolée de la reine Catherine, au lieu du gisant sage attendu, une vieillarde décharnée aux cheveux fous se tord de tourments encore très terrestres. Dans le film, les têtes coupées sont bleues, les cervelles autopsiées gluantes, les gouttes de sueur rouges : la mort a des couleurs et de la consistance, des odeurs de poussière et de sang ; elle est sale, elle est dégoûtante mais on vit avec elle, pour elle. Et la caméra de mener une enquête organique sur la bête humaine quand elle exsude d’humeurs malignes. Mais malgré la mort qui rôde, tout concourt au plaisir fou de raconter. Les décors absents, rien que des murs gris, des rues vides, des palais fantômes. Les costumes qui ont déjà vécu, qui ne craignent pas la désinvolture justifiée ni l’anachronisme créateur. La photographie de Philippe Rousselot, claire dans les profondeurs du sombre, dans les cryptes menaçantes des cabinets où traînent des poignards, les ruelles périlleuses, les crépuscules cruels.


À tout instant de l’entreprise se devine un audacieux discours esthétique (la peinture comme source documentaire cardinale, de Velasquez à Zurbarán), politique (l’analyse des processus qui conduisent toute une famille vers le fanatisme), historique (le filon école des Annales et l’échelle humaine des évènements). Chéreau filme au contact, il ne connaît pas l’orthodoxie, il n’a pas de vision figée du passé. C’est même la première fois au cinéma que les guerres de religion, et singulièrement la nuit de la Saint-Barthélémy, sont extirpées du formol scolaire et projetées dans une actualité physique aussi rugueuse. Loin des grandes figures imposées, le clan des Valois est représenté comme un gang de mafiosi tuyau de poêle, de méchants corps travaillés par le miasme, torturés par la passion et empoisonnés par la haine. Le cinéaste se plaît dans l’ambigüité (Margot couche-t-elle avec son mari par désir ou pour le protéger ?) et rend le mal séduisant. Tout chez lui devient rebelle, iconoclaste, déviant. Il peut quitter les scènes de foule, où les répliques ricochent de l’un à l’autre, la houle mouvante des visages, pour aller au plus près, au plus serré de quelques personnages clés. Deux femmes dominantes, mère et fille, ennemies, concurrentes. Catherine de Médicis, la manipulatrice, Margot, la séductrice. Au milieu, les hommes, faibles (le roi, ses deux frères), condamnés (La Môle et Coconnas), ou en devenir (le futur Henri IV). Le film prend alors sa respiration, rythmée par la partition de Goran Bregovic, si peu ostentatoire que plus qu’une musique, c’est un continuo de gémissements étouffés, un lamento tonique. Pour cette peinture des Atrides, où les poisons ne tuent jamais ceux à qui ils étaient destinés, on se guette, on s’épie, on refuse d’embastiller un homme parce qu’on part à la chasse avec lui. On complote dans le dos de son frère pour lui ôter la vie afin de prendre son trône. On aime, mais le montrer, exhiber ses fragilités, revient à signer son arrêt de mort. On occit dans des chambres pendant que, cachés dans des recoins, des personnages, la main sur la bouche, s’empêchent de hurler. Le film tantôt flamboie dans les brocarts et les tissus, tantôt s’accroche à l’ombre ou survit dans le bleu crayeux des matins de massacre. Alors des chariots bancals, tressautant sur les pavés, emportent des victimes exsangues et nues, bras ouverts comme des Christs.


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Les comédiens. Le moins étonnant et audacieux n’est pas Daniel Auteuil, qui construit un Henri de Navarre terrifié et madré, gourmand et retors, une chrysalide de roi, solide et désarmé, plein d’appétits formidables et d’intuitions inespérées. La moins saisissante n’est pas Virna Lisi en Catherine de Médicis. Araignée carnivore, criminelle peu douée, ratant ses coups avec une maladresse pathétique, elle aime à la folie cette vieillesse anticipée que Chéreau lui octroie. Vampire insatiable capable d’assassiner ses propres enfants, elle a le visage et le regard de Nosferatu. Jean-Hugues Anglade montre un Charles IX à la fois infantile et inconstant, meurtrier et schizophrène, tragique et amusant, vivant le calvaire de l’empoisonnement en transpirant le sang, mourant comme un enfant apaisé entre les bras de sa Margot. Miguel Bosé est un de Guise très secret, très troublant, comme est surprenant l’Anjou de Pascal Greggory, sorte de reptile rouge aux grâces assassines. Mais encore Bruno Todeschini, Dominique Blanc, Jean-Philippe Ecoffey, Emmanuel Salinger, et même la toute jeune Asia Argento, qui connaîtra une fin douloureuse. Aucun personnage n’est abandonné, chacun fait partie de la troupe, chacun est aimé. La Môle et Coconnas plus que les autres, le gentilhomme gascon et le voyou piémontais (doublé par Richard Bohringer), couple emblématique pour Chéreau, uni par une amitié inéluctable cimentée dans la haine, uni dans le martyre, jusque sur l’échafaud. Et Margot ? Et Isabelle Adjani ? C’est peu de dire qu'elle est formidable, mais elle ne s’intègre pas au magma, sur elle le sang ruisselle et ne l’imprègne pas. Elle dessine d’abord une chorégraphie du refus, de la distance, de la frustration. Dans la nuit atroce, la reine masquée va être prise contre un mur par un soudard, comme une putain, et le désir va tout changer. Il va lui apprendre la compassion, la tolérance, la loyauté contre nature envers son mari. Entre elle et Henri, c’est le respect qui prévaut très vite, une véritable forme d’amitié sans doute, chacun reconnaissant en l’autre son courage, son intégrité. "Je suis des leurs !" lui affirme-t-elle, un cri qui résonne comme une malédiction. Mais plus le film avance, plus elle est elle-même, différente mais essentielle. Superbe portrait de femme seule contre tous, qui va jusqu’au bout de ses passions, et pour qui l’amour passe avant la raison d’État. Lorsqu’à la fin, elle s’en va seule, tenant dans ses mains la tête embaumée de son amant, elle n’est plus la reine Margot, plus seulement la reine, elle est une femme de tous les temps et de tous les chagrins, elle est celle qui s’exile, qui se réfugie dans un pays qui ne veut pas mourir : la vie.


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le 25 mai 2014

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