La Rue de la honte est le dernier film de Kenji Mizoguchi, au terme d'une carrière de 94 films. Et fait peu commun, son dernier film est, pour moi, son meilleur. C'est peut-être parce que le thème principal du film, la prostitution des femmes, le touche intimement, lui qui a grandi dans la pauvreté et dont la sœur a dû devenir geisha. C'est sans doute aussi parce qu'au terme d'un cinéma presque entièrement dédié aux figures féminines fortes, il offre aux femmes de son pays un dernier tableau émouvant et plein d'admiration.

L'intrigue suit 5 femmes prostituées dans un bordel bas de gamme des années 1950, toutes avec leur histoire particulière. Leur force se révèle en contraste avec l'homme de leur vie (un père, un mari, un fils, un amant ou un client), tous plus lâches les uns que les autres. Si les péripéties au sens mélodramatiques sont assez cliché et n'ont que peu d'intérêt, elles servent surtout à raconter en creux l'histoire de toutes ses femmes, leurs rêves d'enfance et leurs traumatismes. La vie de l'une d'elles, qui devient folle à lier après que son fils la renie, est vraiment poignante si l'on saisit tous les indices laissés par la caméra de Mizoguchi. La stratégie d'une autre consiste à littéralement arnaquer l'un de ses clients, par seule volonté de réchapper à son sort par ses propres moyens au risque de passer près de la mort, et sera reprise dans la culture populaire même jusque dans One Piece (oui oui). Le film a en plus une visée sociale, puisqu'il s'agit d'un film sur la pauvreté de toutes ces femmes et sur la domination masculine, et une visée politique. Le film est tourné pendant un débat contemporain au Japon sur l'interdiction ou non de la prostitution. Au vu de l'exploitation ainsi filmée par Mizoguchi, et du ridicule des propriétaires du bordel qui se font passer pour des saints et des travailleurs sociaux, on se doute bien de sa préférence politique.

Les films de Mizoguchi sont connus pour leurs plans grandioses, plus encore que chez Kurosawa ou Ozu. Ici, rien de tout ça, mais pourtant le film est beau. Il l'est dans les costumes, dans ces visages de femmes tourmentées, dans leur force qui transpire presque à chaque scène. Il est moins grandiloquent, mais au moins aussi beau. La dernière scène tournée par Mizoguchi restera d'ailleurs dans les mémoires : alors qu'une jeune fille commence à travailler dans le bordel, on voit son visage apeuré à l'idée d'être avec son premier client, se cachant derrière un mur et osant à peine regarder les passants, et même si l'on ne devine que la moitié de son visage, l'effroi qu'elle ressent nous est bel et bien transmis. Comment ne pas y voir la sœur de Mizoguchi ?

Samji
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le 16 sept. 2024

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