C'est en 1961 que William Wyler, sortant du succès phénoménal de Ben Hur, réalise ce film aux sujets si délicats dont le traitement, s'il peut paraître vieillot aujourd'hui, pas assez "osé", est à mon avis et au-contraire une merveille car il cache son audace derrière sa pudeur et son classicisme maîtrisé à la perfection dans le plus grand et le plus "classe" des majors: la MGM.
La progression dramatique de ce film est d'une efficacité diabolique, d'autant plus que le début est d'une banalité absolue qui pourrait facilement rebuter si elle n'était pas accompagnée par une mise en scène parfaite, une photographie sublime et des actrices à la fois magnifiques et totalement imprégnées de leurs personnages (j'y reviendrai). L'histoire, la voici: dans l'Amérique profonde, Martha et Karen, deux amies de longue date, ont ouvert depuis un an une école pour filles et elles commencent doucement à voir le bout de leurs ennuis financiers. Appréciées des élèves et des parents, elles sont les enseignantes modèles et bienveillantes qu'on aurait aimé avoir eues tout le temps dans notre enfance... Bien sûr ce n'est pas totalement parfait: Karen vient de se fiancer au docteur Joe Cardin ce qui inquiète et énerve Martha qui, malgré la sympathie qu'elle éprouve pour le bon docteur, a peur de perdre sa meilleure amie et de voir l'école s'arrêter (bien que Karen la rassure sur ces deux points); et surtout la tante de Martha, qui les aide certes un peu dans le quotidien, vit à leurs crochets et ne pense qu'à relancer sa carrière d'actrice. Mais le vrai problème va venir d'une élève infernale, mythomane et menteuse, pourrie-gâtée par sa grand-mère qui, pour se venger d'une punition tout à fait méritée, va faire courir une rumeur impardonnable dans cette Amérique puritaine: les deux jeunes femmes entretiendraient une relation homosexuelle...
A-partir de là le film s'emballe et change du tout au tout: l'école se vide d'un coup sans que les deux héroïnes n'y comprennent rien, l'horrible gamine, reconvertie maîtresse-chanteuse, maintient ses accusations et malgré le soutient du docteur Cardin (le seul à ne pas croire la rumeur), la rumeur fait son chemin, l'école est ruinée et les deux amies vivent en parias, ne sachant plus à quel saint se vouer. Car au bout d'un moment même Joe, qui aura perdu son travail pour oser être fiancé à une lesbienne (même si ce mot n'est jamais utilisé dans le film, pas plus qu'"homosexuel") finira par douter malgré lui ce qui terminera sa relation avec Karen: la rumeur a détruit deux vies: ces jeunes femmes ne peuvent plus compter sur personne. Heureusement la vérité finira par éclater: l'horrible menteuse sera démasquée et les deux héroïnes seront "réhabilitées"...
Mais tout se complique alors: car en même temps que cette heureuse fin point à l'horizon la question du fondement de cette rumeur s'insinue comme un poison dans l'esprit même des deux héroïnes. La question n'est pas de savoir si elles ont eu une relation sexuelle: en 1961 le code Hays sévit encore à Hollywood et on sait avec certitude qu'elles ne se sont jamais touchées. Non: la question est plus intime, plus profonde, repose sur les non-dits et le pouvoir de suggestion que Wyler réussit à insuffler dans son film, ce qui permet des interprétations bien différentes selon les ressentis. Dans la dernière demi-heure l'émotion devient paroxystique: les sombres et somptueux noirs et blanc de cette école abandonnée font écho à la culpabilité de Martha qui avoue son amour à Karen dans une scène déchirante d'une intensité exceptionnelle. Rongée par le chagrin, dévorée par le remords, sa réhabilitation aux yeux de la société ne la sauvera pas...
Mais si les sentiments de Martha sont à peu près clairs, ceux de Karen le sont beaucoup moins et prêtent à beaucoup d'exégèses (si vous permettez un mot aussi religieux pour désigner une relation que la Bible qualifie d'"abomination"...). Peut-être notre regard d'aujourd'hui est-il plus ouvert à ce genre de choses que celui de jadis mais des scènes existent qui délicatement suggèrent que l'amour de Martha n'est peut-être pas à sens unique (scènes dont à mon avis la délicatesse et la pudeur exaltent l'intensité, comme si, en nous cachant les épines, seuls les pétales de la rose nous caressaient l'esprit, permettant de mieux savourer son parfum)... D'abord il y a la manière dont Karen romp d'avec Joe: elle semble vraiment le forcer à reconnaître ses doutes et le pauvre homme semble complètement perdu et avouer contraint et forcé. De plus, une scène finale typiquement hollywoodienne est suggérée par le cadrage, qui verrait le couple se remettre ensemble...or Wyler refuse délibérément cet écueil et ne fait même pas tourner la tête à Karen qui s'en va sans un regard pour personne, la tête haute... Ensuite il y a la réaction de Karen aux aveux de Martha: derrière une négation apparente, jamais elle n'envisage de se séparer de son amie et lui demande de venir avec elle pour recommencer leur vie. C'st directement après ces aveux que la grand-mère de la petite morveuse (aussi détestable qu'elle) vient s'excuser et annoncer que l'honneur des deux institutrices sera lavé avec dommages et intérêts, or Karen ne va pas l'annoncer en courant à Martha ni n'esquisse le plus petit signe de joie ni même de soulagement, au-contraire: elle la congédie séance tenante et reste dans l'entrée, sans mot dire, aussi perturbée qu'avant...
Ces scènes, bien sûr, ne seraient pas mémorables si elles n'étaient servies par un jeu et une réalisation phénoménales: aussi reconnaît-on parfaitement l'élégance typique de la MGM dans les costumes, les décors et certains mouvements de caméra. La puissance des images est au service de l'émotion: la grand-mère et la petite peste sont prises en pleine lumière les rendant particulièrement têtes à claques, impression renforcée par les nombreux gros plans sur leurs têtes blanches aux yeux bleus, où ne transpire aucune nuance ni pitié... Les deux héroïnes en-revanche sont construites sur des contrastes permanents de lumière tant dans le décor où elles évoluent que dans leurs visages. Le paroxysme à ce niveau est probablement cette terrible scène où Karen découvre le cadavre de Martha: l'ombre géante des pieds de Martha pendue d'un côté, la silhouette gracile de Karen recroquevillée et sanglotant de l'autre: c'est très court mais ça en jette comme pas autorisé: quand on le voit une fois on ne l'oublie pas...
Parlons maintenant des acteurs: Fay Bainter, Miriam Hopkins et James Garner sont parfaits en personnages secondaires, les gamines principales sont magnifiques l'une de vilénie l'autre d'effroi "vrai" et brut, mais comme de bien entendu ce sont les deux actrices principales qui éclaboussent l'écran: Shirley MacLaine interprète une Martha toute de passion et d'amour, à la fois la plus "engagée" mais aussi la plus fragile des deux. Sa sincérité est déchirante et elle brûle comme le feu du volcan: trop ardente pour ne pas s'éteindre prématurément... A-côté d'elle Audrey Hepburn est une Karen très douce, très sobre, qui s'abandonne plus facilement mais qui dégage une très grande force au service d'une sensibilité bouleversante. L'actrice donne à son personnage toute sa grâce, sa beauté et sa classe inégalable...
Merveilleux film qui ensorcèle aussi lentement que sûrement, il se voit et se revoit sans lassitude aucune: on a beau parfaitement savoir ce qui va se passer et quand ça va se passer on a toujours autant envie de boxer cette affreuse gamine, d'arracher la tête de cette immonde grand-mère et de hurler aux héroïnes qu'on est avec elles... Son classicisme et sa quasi-austérité apparente cachent un double propos extrêmement osé tant sur les ravages de la rumeur que sur l'homosexualité, propos que sa pudeur décuple et empêche paradoxalement de mal vieillir (reproche que j'ai tendance à faire à Ben Hur du même réalisateur): un joyau pur comme un diamant, fragile comme une rose, émouvant comme une larme...