Je pensais que c'était le dernier de Desplechin, Les fantômes d'Ismaël, qui marquait l'incursion de l'espionnage dans son cinéma. Ce n'est manifestement pas le cas puisque c'était déjà présent dans son premier long-métrage. Et pour celui-ci c'est pareil, l'intrigue d'espionnage est à l'origine d'une forme d'étrangeté vaporeuse qui accorde de l'épaisseur au tempérament du personnage principal (Emmanuel Salinger), à son indolence et sa passivité, et à Bruno Tedeschini que je ne connaissais pas, bouillonnant et assez génial. Et en plus, Desplechin se permet de l'utiliser pour proposer une perspective sur la disparition de la Guerre froide et ses codes moribonds. La réflexion est sommaire, elle est accessoire mais c'est la même chose : elle donne du relief à la narration sans l'encombrer.
Le film est moins virtuose que les meilleurs Desplechin (sauf peut-être la scène où Salinger explique à Tedeschini qu'il a rencontré l'espion, entrecoupée de moments où Tedeschini poursuit l'espion : l'enchevêtrement de la temporalité et l'arrivée de Tedeschini au restaurant sont quand même d'une grande sophistication), il est surtout très efficace. Le film, souvent en plan serré sur les visages, exprime bien l'angoisse du personnage principal et l'institut de médecine légale, où l'on filme plutôt les mains, apparaît par contraste effectivement paisible malgré son côté morbide. Les morceaux de corps sont froids, théoriques, absurdes, comme un médecin légiste doit sûrement les considérer avec la pratique, et ça c'est une vraie réussite.
Et malgré l'antipathie qu'on pourrait éprouver pour ce type qui a toutes les chances de se sortir de la situation dans laquelle il se trouve, l'idée qu'il se sent investi d'une mission, même si elle apparaît dérisoire et aberrante au spectateur, à la fois par excitation, par une droiture morale fantasmée ou par manque de volonté de faire autre chose, est pertinente, en tout cas elle parle à l'apathique que je suis. Même si l'on peut être agacé, il ne s'agit pas exclusivement de cela. La singularité et la bizarrerie des événements portent le spectateur autant que le personnage principal.
C'est assez plaisant de voir toute la "troupe" de Desplechin durant leur vingtaine, Amalric en moins - bien qu'il fasse une brève apparition. Marianne Denicourt est assez hypnotique, dommage qu'on la voit moins maintenant.