La Soif du mal, c’est, d’abord, ce mémorable plan-séquence, modèle absolu en la matière, pour sa longueur et la prouesse technique qu’il a nécessité. Avec ce procédé, Orson Welles raconte en intégralité l’attentat qui met le feu aux poudres, de l’installation de la bombe dans le coffre de la voiture, jusqu’à l’explosion inévitable. La magie de ce plan-séquence, c’est de contenir et de raconter énormément de choses en peu de temps. C’est un moyen de planter le décor, de faire découvrir cette ville frontalière, jusqu’au fameux point de passage entre le Mexique et les Etats-Unis. On s’imprègne de l’ambiance, pendant que la caméra nous fait suivre notamment deux points d’intérêt : la voiture et le couple Vargas, allant tous les deux rejoindre les Etats-Unis.
Alors que la caméra vole à travers les rues, elle ne perd jamais de vue cette voiture dans laquelle nous savons que la bombe est installée, et dont nous savons qu’elle va exploser. Welles parvient ainsi à mettre en place un suspense étouffant, face à la crainte de voir cette voiture exploser à tout moment, notamment lorsqu’elle est très proche du couple qui sera au cœur de l’affaire qui va suivre. Avec ce légendaire plan-séquence, Orson Welles déploie tout le programme qui régit La Soif du mal : un suspense éreintant, un danger omniprésent, la rupture entre deux pays, et un rêve inaccessible.
Le monde décrit dans La Soif du mal sent la mort, le mensonge, la traîtrise et la peur. Tout est fait pour que le spectateur soit pris par le doute, qu’il n’ait confiance en ce qu’il voit, ou envers les personnages qu’il rencontre dans le film. Welles dispose souvent ses plans de manière à inclure deux points de vue, ou deux actions dans le cadre. Par exemple, un personnage passe devant une vitrine ou la regarde, permettant de voir, dans le reflet, un élément qui va provoquer l’action suivante. Ou, pour citer un exemple plus concret, lorsque Mike Vargas appelle le motel depuis une boutique, la femme aveugle qui la garde reste toujours dans le plan, faisant sous-entendre qu’elle écoute attentivement la conversation, allant jusqu’à faire douter de sa cécité, nous faisant nous demander si elle n’est pas de mèche avec la bande qui rend la vie dure à Vargas.
Vargas est ce personnage classique du film noir qui, cherchant la vérité à tout prix, va s’empêtrer dans un véritable bourbier qui va le mettre en danger. Quinlan, quant à lui, est son penchant négatif, avec son air désabusé, à la fois mesquin et pitoyable, imposant par sa présence physique mais pas que, grâce à un Orson Welles tout bonnement magistral dans ce rôle torturé et complexe. La Soif du mal reprend les ingrédients habituels du film noir, avec cette atmosphère pleine de paranoïa, où l’on ment sans arrêt, où l’on ment pour parvenir à ses fins, même si celles-ci pouvaient être louables.
Son rythme soutenu lui confère un côté étouffant allant de pair avec cette ambiance où règne une chaleur écrasante dans cette sorte de jungle urbaine. Enfin, c’est surtout avec cette pointe de mélancolie que La Soif du mal touche à une certaine grâce, car il ne s’agit pas que de montrer les aspects sombres de la nature humaine, mais bien la corruption du bien et sa transformation en mal. « He was kind of a man. What does it matter what you say about people ? » lancera Tanya, incarnée par une Marlène Dietrich toujours aussi mystérieuse, rappelant une dernière fois que tout n’est que question de point de vue.
Critique écrite pour A la rencontre du Septième Art