Exilé d'Hollywood depuis la Dame de Shanghaï en 1947, Orson Welles fit un retour triomphal et inattendu dans le cinéma américain avec la Soif du mal. On sait que c'est grâce à Charlton Heston qui voulait être dirigé par lui, que Welles a pu réaliser ce polar car Universal n'en voulait pas, mais l'insistance et l'entêtement de la star ont fait ployer le studio qui avait acheté les droits du roman de Whit Masterson (pseudonyme de 2 auteurs), soi-disant obscur roman sans envergure paru en France dans la collection Série Noire sous le titre "Manque de pot" en 1956.
A ce sujet, je dois préciser quelques détails : le roman reparu en 1971 sous le titre "L'insigne du diable" d'après son titre original "Badge of Evil", n'est pas minable, contrairement à ce qu'ont prétendu les critiques français de l'époque qui n'avaient comme c'est souvent le cas, jamais lu le roman ; d'après eux, le grand Welles l'avait génialement adapté en le transformant complètement, or il se trouve que je l'ai lu quand j'avais vu le film la première fois (réédition en collection de poche J'ai Lu, 1983 n° 1528) et j'affirme que non seulement ce roman n'est pas mauvais, mais qu'en plus, le film suit de très près la thématique du livre, celle du flic fasciné par le pouvoir, qui se prend pour Dieu et qui en fait est le Diable, sa chute n'en étant que plus tragique. Welles n'a fait que transformer des noms et reformuler la dramatisation selon sa propre conception d'auteur pour opposer davantage les 2 conceptions morales de Vargas (Heston) le flic mexicain et preux chevalier, et de Quinlan (Welles) le flic américain et colosse déchu. Parabole qui peut sembler simpliste, mais avec Welles tout n'est pas toujours simple, et le film noir est par définition toujours compliqué.
Vargas, l'homme de justice intransigeant ne sort pas intact de l'épreuve, et Quinlan, pachydermique baudruche bouffie et usée, apparait comme un scélérat ; Welles fait dans ce rôle à transformation une composition magistrale de flic pathétique et malveillant face à Heston qui est l'incarnation du héros viril et néanmoins fragile. Ce qui me frappe à chaque fois que je revois ce film, c'est son aspect technique, je vais y revenir, mais aussi son atmosphère, son ambiance torride et sordide de petite ville de la frontière mexicaine, avec une lassitude et une torpeur qui semblent transpirer sur l'écran, de même que la silhouette du massif Hank Quinlan imprime son désespoir au film, car dans son infirmité, son alcoolisme et sa laideur, il porte tout le malheur du monde, un mal incurable et sans compassion auquel il ne peut échapper.
Quelques-uns des amis de Welles non mentionnés au générique et non payés, font des apparitions, c'est le cas de Joseph Cotten et Mercedès McCambridge, sans compter le fidèle Akim Tamiroff toujours à l'aise dans les personnages troubles, et de Marlène Dietrich, vieille amie de Welles qui tient ici un rôle secondaire mais touchant de patronne de maison louche.
La Soif du mal, c'est aussi un des très grands films d'Orson Welles par sa mise en scène et sa technique, et ce dès le début avec ses mouvements d'appareil et son légendaire plan-séquence de 4 mn qui est utilisé de façon prodigieuse. Son festival de grands angles et de plans larges opposés aux gros plans saisissant les visages au plus près, sa construction stylistique de scènes violentes alternées avec des scènes insolites ou cauchemardesques, sa photo très contrastée de Russell Metty qui atteste d'un style noir à son apogée... toute cette virtuosité technique donne un cachet spécial à ce film qu'il faut voir absolument. A sa sortie en 1958, le film subit des coupes sans que Welles put intervenir, Universal hésitait à le distribuer mais l'accueil triomphal de la critique européenne et principalement française en fit d'emblée un classique du cinéma. La version intégrale ne fut cependant présentée au public qu'en 1975.