Qu'est-ce qu'un nombre premier ?... Un nombre inadapté qui n'est divisible que par 1 ou par lui-même. Et en matière d'inadaptation, Alice et Mattia se posent là. Marginaux et solitaires, tels des nombres premiers, ils ont tous les deux le point commun d'avoir subi un traumatisme durant leur enfance. Suite à leur rencontre au collège, où ils parviennent à se reconnaître et à créer un équilibre ultra fragile, ils abordent finalement des chemins différents… pour se retrouver quelques années plus tard. Adultes, Alice et Mattia portent toujours leurs croix, leurs souffrances, ces cicatrices du passé qui refusent obstinément de se refermer et les maintiennent en marge d'une société dont ils ne comprennent pas le fonctionnement. Lui qu'on pensait autiste est en fait un surdoué qui s'illustre dans une brillante carrière de mathématicien, néanmoins adepte de la scarification corporelle. Elle qui rêvait simplement de s'adapter aux autres est finalement craintive, anorexique au bord du gouffre et contemple le monde à travers l'objectif de son appareil photo. Leurs destinées, à tous les deux, semblent pourtant irrévocablement liées.
Divisé en 4 actes bien distincts, La Solitude Des Nombres Premiers est la brillante adaptation du best-seller éponyme rédigé par un petit génie de 26 ans dénommé Paolo Giordano. En choisissant une liberté de ton qui s'apparente bien plus à l'univers particulier des giallos qu'au pur drame intimiste, le réalisateur Saverio Constanzo adopte ici une approche très personnelle en transcendant une histoire des plus simples tout en offrant aux spectateurs l'un des plus magnifiques hommages à l'un des grands genres transalpins. En effet, en empruntant une track des Goblin en ouverture de métrage, puis le thème principal de L'Oiseau Au Plumage De Cristal, composé par Ennio Morricone, pour présenter ses personnages, Constanzo livre une sorte de giallo du cœur. Un écrin cinématographique littéralement transpercé de coups de couteau par la vie elle-même et non pas par un psychopathe sadique. Le drame des protagonistes, qui souffrent de traumatismes vécus dans leur enfance, aurait donc pu déboucher sur un joli film d'auteur aussi banal qu'empli de clichés. Sauf que Constanzo choisit le baroque à la Argento et la démesure à la Soavi pour illustrer son propos. Le tout magistralement bercé par un score experimentalo-ambient composé par le génial Mike Patton, chanteur du légendaire groupe Faith No More. Score pertinemment épaulé par de véritables hymnes techno (le puissant Energy Flash de Joey Beltram ou encore un fabuleux mix enchaînant Something For Your Mind de Speedy J à l'intemporel et sublime Your Love du regretté Frankie Knuckles). Une atmosphère sonore impériale qui illustre parfaitement les scènes qu'elle aborde, à 100 000 lieues de la pathétique vulgarité technoïde commise par Arnaud Rebotini pour la B.O de Lunettes Noires.
Ici, tout est empreint de subtilité, de délicatesse et d'intimité. À l'image de ces deux êtres éperdument touchants, de leurs histoires personnelles et de leurs chemins qui se croisent pour toujours mieux les éloigner l'un de l'autre. Tout cela hissé sur un piédestal horrifique par un cinéaste plus qu'inspiré, où les codes du giallo servent à construire des destinées qui prennent irrémédiablement à la gorge. Jeux de flashbacks entre le passé et le présent, apparitions de souvenirs terrifiants qui, à défaut de traumas meurtriers comme chez Argento, ont néanmoins bâti la personnalité de nos deux antihéros. Le parti pris de l'inquiétante étrangeté à travers le regard de ces enfants, puis de ces adolescents et enfin de ces jeunes adultes qui n'ont jamais vraiment pu grandir et s'ouvrir à la société est d'une remarquable intelligence. Des personnages habités par des interprètes sidérants (les 3 actrices qui incarnent Alice enfant, adolescente et adulte sont tout simplement stupéfiantes) et par une mise en scène où la logique se tord de douleur, se déforme inexorablement et où la cruauté de la jeunesse envers les inadapté.es s'en retrouve multipliée. Et les sensations ressenties de nous perdre dans le fil du temps.
Depuis des lustres, d'autres films analysent le mal-être depuis le plus jeune âge, mais tout, dans La Solitude Des Nombres Premiers, renvoie au film d'horreur. Une horreur sociale, mentale, viscérale, sans meurtres sanguinolents, juste des cicatrices et des scarifications. Si une scène risque de sombrer dans le glauque absolu, elle se retrouve immédiatement contrebalancée au sein d'une poésie flottante. Et le film avance ainsi, toujours en équilibre, perpétuellement au bord du gouffre, en mode borderline, parfois même sans choisir une direction précise. À l'image des deux êtres égarés dont nous suivons le périple. Un périple bouleversant… et inoubliable ♡