Dans ce chef-d'œuvre, Bergman réussit une alchimie réaliste et mystique entre rigueur et poésie. Rigueur du scénario écrit par la romancière Ulla Isaksson, qui avait déjà collaboré au scénario de "Au seuil de la vie" (1958). Rigueur dans la composition des images avec le chef-opérateur Sven Nykvist, qui débute avec ce film une collaboration fructueuse avec le cinéaste. Après la réussite du "Septième Sceau" (1957) Bergman renoue avec le Moyen-Age : Max von Sydow n'est plus un chevalier croisé mais un riche fermier, père de Karin. Au 14ème siècle, dans la campagne suédoise Karin apporte des cierges à l'église lointaine de leur paroisse, mais elle est assassinée par des chevriers...
Bergman s'intéresse aux conflits entre deux religions et entre deux sœurs, montre les contradictions des individus (la personnalité de Töre le père est complexe). Les élites suédoises sont chrétiennes mais un paganisme populaire subsiste comme l'illustre Ingeri, sœur adoptive de Karin, née des amours de Töre avec une sorcière... La bâtarde Ingeri est tolérée, mais malaimée dans cette famille qui vit au rythme des prières, assiste à la messe ou pratique l'hospitalité envers les pauvres et les voyageurs. Ingeri est jalouse de Karin qui a dansé avec l'homme dont elle est enceinte, prie Odin de l'aider à se venger, glisse un crapaud dans un pain que Karin emporte avec les cierges.
Tous aiment Karin, adolescente pure mais paresseuse, très coquette, ingénue amoureuse d'elle-même, gâtée par une mère bigote qui cède à ses moindres caprices, en fait son idole adorée, ce qui est hérétique... Je préfère Ingeri la souillon à qui échoie les corvées comme nourrir les cochons (Gunnel Lindblom m'inspire davantage que la fade Birgitta Pettersson). Par une matinée printanière les sœurs traversent à cheval une campagne magnifique. Un lettré familier de la maison clame un éloge lyrique au renouveau de la nature. Au passage d'un gué, Ingeri abandonne Karin, prétextant que la forêt lui fait peur. Une jeune fille seule risque davantage d'être attaquée et forcée. Ainsi Karin subira ce qu'un paysan lui a fait subir, espère la bâtarde...
Deux chevriers et leur petit frère repèrent Karin et l'abordent. Karin tombe dans tous les pièges : la flatterie du frère ainé sur sa beauté et sa bonté, avoir une confiance aveugle en des inconnus, accepter de partager sa nourriture avec eux... L'agresseur est bien sûr le cadet, muet depuis qu'on lui a coupé la langue. Le viol et le meurtre étaient évitables mais les circonstances s'enchaînent implacablement pour y aboutir (la responsabilité d'Ingeri est claire). Les scènes de violence se gardent de toute complaisance, même si elles ont choqué beaucoup de Suédois en 1960. Les frères pillards se jettent sur les habits magnifiques de Karin et la dépouillent en un tournemain. L'enfant affamé réalise l'horreur de leurs actes en mangeant du pain qu'il recrache aussitôt...
Dans les meilleurs contes les meurtriers se jettent volontairement dans la gueule du loup. Notre trio de bergers demande l'hospitalité à la famille de Karin, partage leur repas dans la salle commune. De nouveau l'enfant recrache sa nourriture, le crime lui pèse trop sur l'estomac. Leurs frères commettent une erreur qui les désigne comme les assassins de Karin. Töre prépare sa vengeance : il déracine un arbre, se fouette avec ses branches et se purifie au sauna. Et à l'heure du loup, le bourreau sacrifie les deux coupables à sa haine comme Ulysse les prétendants à Ithaque. La photographie stylisée en noir et blanc exalte la vengeance, aussi implacable que le Destin. Emporté par sa fureur homicide Töre exécute l'enfant innocent.
Lorsque la famille retrouve leur vierge suppliciée, Töre interpelle Dieu, blasphème... Puis réalisant l'injustice de sa vengeance, il fait le vœu de bâtir sur place une église de pierre et de chaux en expiation de ses crimes. Les parents embrassent le corps de Karin quand une source jaillit : tous comprennent que Dieu accepte le vœu de Töre et lui offre une rédemption. Agenouillée dans le courant de la source Ingeri boit l'eau miraculeuse, en est purifiée. L'amour triomphe de la haine dans une communion unanime auprès de la victime sacrificielle.