Don't trust the title: we aren't in Jamaïca and Old Bert is a pirate !
La Taverne de la Jamaïque est l'un de ces films qui sur le papier surprennent. Quoi ? Un film d'Hitchcock en costume et a priori non policier ? En cela, l'unique film de pirates du maître du suspense peut évidemment interpeler.
Cela dit, rappelons Le Chant du Danube (aussi intitulé Valses de Vienne) ou des Amants du Capricorne, qui sont aussi films en costumes. Johann Strauss inventant son Danube bleu et se faisant un prénom à l'ombre d'un père castrateur, la folie dévastatrice d'une jeune femme: deux oeuvres plutôt éloignées du registre attendu du bon vieil oncle Alfred. Rappelons aussi que La Taverne de la Jamaïque est l'adaptation d'un roman de Daphné du Maurier et participe, comme les autres oeuvres tirées de cette auteure - Rebecca et Les Oiseaux - , d'un certain éclectisme narratif.
La véritable surprise que procure La Taverne de la Jamaïque réside dans ce qu'il s'agit bel et bien d'un film de pirate et que pourtant il est traité comme un film policier ou un film d'espionnage.
Tous les topoï du genre du film de pirates sont là: la jeune orpheline qui recherche l'hospitalité de ses oncle et tante, qui les retrouve à la tête d'une taverne patibulaire qui s'avère un repaire de pirates, l'homme du Roi dissimulé parmi les ruffians, les naufrages, les trésors, les pendaisons. C'est donc bien un film de pirates qu'offre Hitchcock à son spectateur. A terre, renchériront d'aucuns: quoi de plus normal lorsqu'on traite de naufrageurs, répondrai-je simplement ?
Mais La Taverne de la Jamaïque tient plus d'un Dolmen tourné au temps historique des naufrageurs que d'une île au trésor stevensonienne, et ce, malgré la présence de Robert Newton bien connu aujourd'hui pour ses rôles de Barbe-Noire et Long John Silver. Un film hitchstorique en somme.
De fait, tous les thèmes chers à Hitchcock sont là: le voyeurisme, la peur du policier, le grand méchant dissimulé dans la bonne société, pour ne citer que ceux-ci à titre d'exemples. L'oeil de Maureen O'Hara guettant une scène de pendaison clandestine préfigure autant Psychose que le juge corrompu de Laughton fait écho au méchant des 39 marches de quatre ans son aîné et appelle celui de La Cinquième colonne de dix ans son cadet. Le suspense et les retournements de situations sont au rendez-vous de même que les inserts typiquement hitchcockiens. L'univers de la piraterie sert de toile de fond à une histoire bien policière à la frontière de l'espionnage, celle d'un trafic de richesses dérobées et de meurtres en série(s). Son final, quoi qu'il puisse sembler grotesque à qui n'entend pas le criminel louer lui-même sa démence fier de lui, est digne d'un James Bond, qui voit l'héroïne emmenée bâillonnée par l'infâme qui veut en faire sa chose. Entre Opération Tonnerre et L'Espion qui m'aimait, La Taverne de la Jamaïque témoigne du fond de sa fin des années 30 que l'héroïne peut se permettre d'être in fine une demoiselle en détresse sans être une potiche quand elle est seule à véritablement agir - et agir sensément - durant l'ensemble du reste du métrage. D'ailleurs, peut-on parler de demoiselle en détresse au sujet d'une captive qui se libère seule et plaide même la cause de son ravisseur pour qu'on le prenne vif ?
La Taverne de la Jamaïque est par conséquent un Hitchcock souvent boudé pour son aspect peu orthodoxe en surface mais se révèle une mine d'or de l'univers d'Alfred si l'on accepte de plonger avec lui dans cette folle histoire de naufrageurs.
Point fort, cette tendance à filmer, à diriger les acteurs, comme on le faisait du temps du muet à la décennie précédente.
Et le clou ? La superbe prestation de Charles Laugton, qui sera moins bon dans Le Procès Paradine, en savoureuse enflure, fourbe par nature, au babil si particulier. Une prestation si parfaite que Goscinny et Uderzo s'en souviendront en inventant le véreux préfet Pleindastus de la seconde aventure d'Astérix.
Un Hitchcock pas si particulier à découvrir ou redécouvrir avec cette grille de lecture pour en goûter tous les trésors cachés. Ne pas voir Alfred caché derrière ces rochers, ces forbans, ces houles emportant une maquette de navire, c'est manquer le phare et faire naufrage.