J’ai une affection particulière pour les films peu loquaces, ces avares du bon mot qui ne poussent jamais le spectateur au syndrome de Stockholm et laissent une place prépondérante à la réflexion et l’interprétation. Le premier long métrage d'animation de Michael Dudok de Wit, La Tortue Rouge, est à ranger dans cette catégorie spéciale de films mêlant esthétisme et onirisme sans jamais plonger dans l'intrusif. Une cascade d’estampes bariolées de moins d’une heure et demie nous offrant une séduisante fresque impressionniste.
La Tortue Rouge a mis longtemps à sortir la tête de l’eau tant le réalisateur néerlandais, adepte du format court, était réticent à l’idée de passer le Rubicon du long. Un certain Isao Takahata, qui flasha sur son court-métrage Père et Fille, le poussa à passer à l’acte et lui apporta l’appui du Studio Ghibli. De nature isolationniste, l'éminent studio japonais n’hésita pourtant pas à placer sa confiance pour la toute première fois en un européen. C’est vous dire qu’il est plutôt costaud le Dudok !
Et l’histoire alors ? On ne va pas se leurrer, ce n’est pas grâce à son scénario que La Tortue Rouge a eu le prix du jury à Cannes. L’essentiel est ailleurs. L’animé commence en pleine tempête, les vagues mugissent (telles La Grande Vague de Kanagawa d'Hokusai), se fracassent entre elles, on y aperçoit un homme s’y débattant ; on comprend dès lors qu’on aura le droit à une énième fiction de robinson. Peu importe à vrai dire, tant les premiers plans allient déjà avec brio vénusté poétique et vitalité.
Notre Alexandre Selkirk s’échoue donc sur une île déserte ; il la découvre et nous avec. L’horizon azuré, la forêt émeraude de bambous, les rochers ambrés... chaque plan resplendit et donne une harmonie indéniable au tout. Après plusieurs tentatives ratées pour quitter l’île dues à une tortue sibylline et revêche, l’homme fera une découverte qu’il est impossible de révéler pour le bien de l’intrigue. Cet élément perturbateur fera rentrer le récit dans la rêverie et la fantasmagorie, laissant place aux suppositions, aux symboles animistes et aux métaphores. Platon avait l’Allégorie de la caverne, Dudok de Wit a celle de la tortue rouge.
J’ai aussi apprécié le caractère muet du film. Le fait que le rescapé ne communique ça et là qu’à travers quelques borborygmes insignifiants, et non avec des mots, laisse au spectateur la possibilité de s’immiscer dans son moi, de ressentir pleinement toutes les possibles émotions qu’il est entrain de vivre. Le silence est d’or paraît-il.
Les défauts du film sont les apanages de la deuxième partie. Celle-ci se perd parfois dans des ellipses trop brutales, des raccourcis, n’allant pas pleinement au bout du message qu’elle veut nous insuffler. La vision candide, proprette des bons sauvages – chère à Rousseau – ne m’a pas plu ou du moins j’aurais aimé une once de nuance.
Le film n’en est pas moins très plaisant, une expérience rafraichissante et à part dans le monde cinématographique contemporain, tambouriné par les toujours plus insipides blockbusters. (Le même jour sortait Tortue Ninja 2, suspense insoutenable sur lequel des deux fera le meilleur score au box-office).
En sus le lien de son court-métrage oscarisé Père et Fille : https://www.youtube.com/watch?v=usRRDQwOn7g