Quelques nuances de fourrure
Avec La Vénus à la Fourrure, Roman Polanski met de côté son adaptation de l’affaire Dreyfus, juste le temps pour transposer cinématographiquement parlant la pièce de David Ives, Venus in Fur. Cette pièce que le cinéaste a découvert en 2012 lui a laissé un souvenir imperturbable et un désir formidable d’adapter cela pour le grand écran. Inspiré par le roman phare et polémique de Sacher-Masoch qui donnera naissance au terme masochisme, la pièce et donc l’adaptation qui en découle arrive au moment où le monde littéraire est encore sous le choc du succès incommensurable du roman de E.L James, le sulfureux Cinquante Nuances de Grey, ce roman érotique qui traite de la servitude, la soumission et le masochisme. Deux ans après Carnage, Polanski revient à une intrigue clôturée où il se plaît à explorer des tensions psychologiques en huis-clos, deux éléments qui trouvent leur apogée sur la scène du théâtre, lieu fermé par excellence. Le cinéaste a toujours été un habitué de ces lieux psychologiquement dérangeants, la source même de tensions qui donnent ces lettres de noblesse au célèbre phrasé de Sartre, l’Enfer, c’est les autres. Avec ce nouveau film, il faut croire que les déboires juridiques de Roman Polanski ont eu un effet très négatif sur sa personne, ses derniers métrages se trouvant renfermés sur eux-mêmes. De la même manière qu’il fût bloquer à résidence dans la province suisse pour une affaire juridique non résolue autour du viol d’une mineure, le cinéaste s’enferme avec son équipe dans des lieux clos et ses propres films deviennent le reflet de sa nouvelle vision du monde où les espaces sont très fermés et les jours terriblement sombres, comme en témoignent ce plan-séquence d’ouverture.
Il est difficile de ne pas voir dans cette adaptation l’aspect très autobiographique d’un pan de la vie de Roman Polanski, au moment même où vient de paraître les mémoires de la fille qu’il aurait violé en 1977 (La Fille : Ma vie dans l’ombre de Roman Polanski, éditions Plon). Avec cette adaptation, Roman Polanski trouve là un matériau formidable pour exposer son point de vue autour de ses accusations tandis que la pièce lui permet également d’évoquer un rapport ambivalent (ambigu) entre les hommes et les femmes, ce rapport dominant-dominé et ces pulsions sexuelles destructrices. La Vénus à la fourrure, c’est un peu l’histoire du jeu du chat et de la souris où les rôles s’inversent et se renversent donnant lieu à des éléments scénaristiques à rebondissements. Plus frappant que le parallèle avec la vie du cinéaste, Thomas, interprété Matthieu Amalric, semble être une copie conforme de ce qu’était le cinéaste dans ses années jeunes, un metteur en scène aux cheveux à moitié longs, intelligent, prétentieux mais sensible et terriblement troublé. Passionné à l’extrême par son travail, il est un metteur en scène difficile, autoritaire, blasé qui ne trouve pas la Muse de ses rêves pour la pièce. Sa rencontre avec une comédienne hagarde, vulgaire et délurée qu’est Vanda, interprété par Emmanuelle Seigner, va changer du tout au tout, du personnage à la pièce en elle-même en passant par une révélation de ses pulsions intimes. Metteur en scène et directeur de casting, le personnage de Thomas agit d’abord en position de force avec cette comédienne, lui faisant jouer quelques scènes, et la dirigeant sur ses postures et gestes. A moins que ce ne soit elle qui joue de lui ? L’ensemble du film repose sur cette interrogation où tour à tour l’un prend le pas sur l’autre, le dominant devient dominé, et la tension érotique et masochiste n’en devient que plus forte.
De ce film au lieu unique ressort une mise en scène calibrée, très méticuleuse et parfaite dans cette transmission de sensations clôturées et dérangeantes où aucune échappatoire ne semble sauver ni les personnages du film, ni le spectateur lui-même. Le découpage permet d’enchaîner des champs contre-champs perturbant où la tornade délirante qu’est Emmanuelle Seigner contrebalance avec un Mathieu Amalric juste, retenu qui oscille entre la frustration, la colère et ce point culminant du désir. Cet instant se déroule dès lors que le personnage de Vanda fait prendre conscience au metteur en scène que la pièce qu’il adapte est un désir essentiellement refoulé. Son statut dans le milieu artistique fait de lui l’une des têtes pensantes de projets où il n’est jamais réellement bousculé ou remis en question. Il se cache derrière une position de force tandis qu’il envie justement ce personnage soumis, et envie sa douleur, comme une sorte de plaisir malsain qui donne toute l’essence au masochisme. A côté de cette mise en scène encloisonnée, il y a deux acteurs magistraux. Étonnamment, le long-métrage démarre sur un jeu absolument grotesque, caricatural et cabotinant Emmanuelle Seigner qui tente de se faire passer pour une comédienne vulgaire, sans-gêne et désabusée. Au fond, il ne s’agit là que du premier piège tendu au spectateur et il est difficile de ne pas y tomber dedans à pieds joints. Elle interprète une galerie de personnages extravagants qui surprennent constamment le spectateur, le fil conducteur de l’intrigue et qui verrait presque apparaître à l’écran un nouveau personnage sous les mêmes traits. Son partenaire Mathieu Amalric est tout aussi formidable et interprète ce metteur en scène imbu de sa personne, impatient et au passé troublant. En passant d’une position de leader au statut de soumis, son personnage n’en devient que plus emblématique des pulsions qui travaillent l’homme
La Vénus à la Fourrure repose sur un jeu interchangeable où les personnages prennent tour à tour le pouvoir sur l’autre. Il y a un duel fort qui ressort de ces moments de grâces d’interprétations entre ces deux acteurs. Il est d’ailleurs assez amusant de voir cette répétition se faire sur une scène où un décor de western s’y trouve encore, poussant plus loin la métaphore du duel et surtout de l’aspect anxiogène des accessoires comme ce cactus dominant, véritable figure phallique. Progressivement, Roman Polanski en vient vraiment à évoquer, sous une allégorie à peine dissimulée, l’affaire juridique dans laquelle il est accusé. Le simple fait de faire transparaître cela dans le film suffit à montrer ce sentiment d’oppression que le cinéaste subit. Une sensation de hantise et de persécution médiatique. Il n’y a pas encore eu de délibéré mais qu’il soit innocent ou coupable, cela ne change en rien son tempérament désormais troublé par cette affaire où les spéculations sont allées bon train depuis plus de trente ans. Une spéculation ressort d’ailleurs fortement de l’intrigue. Il explicite le fait qu’il n’a été victime que d’un piège savamment orchestré. Il a été tenté de céder à ses pulsions, comme le personnage l’est. Le final en est d’autant plus troublant face à une Vanda aux gestes moqueurs et au rire démoniaque. L’ensemble même du film semble n’avoir été qu’un piège tendu pour révéler l’artiste au grand jour. Dans un second niveau de lecture, il est même possible d’y voir le simple fruit de l’imagination de Thomas, comme l’introduction du livre de Sacher-Masoch où le personnage central voit la déesse Vénus sur son lit, une fourrure lui couvrant certaines zones du corps. Thomas n’est qu’un personnage qui a répondu à l’appel du désir, aussi tabou soit le masochisme I s’est difficilement contenu ces années durant pour retrouver le doux souvenir d’une douleur autrefois terriblement épicurienne, un de ces plaisirs difficiles à avouer qu’il serait fort dommage de refouler. Sexiste ? L’œuvre de Sacher-Masoch comme le film de Polanski ne l’est absolument pas et contrebalance entièrement avec le propos de E L. James où le personnage d’Anastasia Steele n’est qu’un objet soumis et servante à un homme d’autorité. Ici, il y a une véritable réflexion sur ce rapport homme-femme et Polanski a l’audace de laisser une part importante de dominance à son personnage féminin, avouant ses erreurs d’homme et celle actuellement qui lui coûte très cher, celle d’avoir cédé à l’appel de la chair. Il est souvent dit que les femmes tiennent les hommes par le sexe, ce propos n’a jamais été autant étayé qu’avec ce film. Et si le message peut sembler vulgarisé, il est beaucoup plus ambigu dans les faits et moins simpliste. LA Vénus à la fourrure étant moins une œuvre de remise à niveau du statut homme-femme dans la société qu’un matériau idéal pour évoquer ce rapport de dominant-dominé très présent dans la société qui trouve sa jouissance dans le sadomasochisme.
Il serait dommage d’évoquer davantage les tenants et aboutissants de l’intrigue. L’intrigue étant sujette à de nombreux rebondissements et à un jeu d’interprétations, très théâtrales certes, mais absolument grandiose et dominant sur l’ensemble de l’auditoire. Avec ce nouveau film, Polanski retourne à une mise en scène brute et minutieusement découpée, laissant la place aussi bien à un espace large qu’à une scène de théâtre renfermé où le contact est inévitable. Il y a une véritable tension narrative et surtout un fil conducteur qui se pose comme un crescendo dramatique perturbant et intelligent. C’est toute l’ampleur du propos de Polanski sur les thèmes évoquées qui rend cet objet aussi fascinant. Il y a une authentique subtilité psychologique sur le traitement de ces deux personnages. Démarrant comme un affreux duel reposant sur des différences socio-culturelles, Polanski a l’intelligence de revenir sur un rapport plus ambigu, laissant dérouler une maîtrise et une domination de l’un comme de l’autre. Deux personnages qui s’expriment avec toute l’honnêteté et la justesse du monde, avec d’un côté Emmanuelle Seigner, imperturbable et décalé, et de l’autre Mathieu Amalric, instable et troublant, qui ne fait que confirmer le fait qu’il soit l’un des meilleurs acteurs français à l’heure actuelle. Roman Polanski a livré un film brillant, sulfureux à souhait, intelligent, dans l’air du temps et très autobiographique. Une nouvelle pièce majeure de la filmographie du cinéaste, oubliée par ses pairs à Cannes mais mais à laquelle le public cinéphile ne sera assurément pas insensible.