L'opposition de sens entre le titre français La vie criminelle d'Archibald de la Cruz, qui sous-entend la culpabilité, et le titre original Ensayo de un crimen (littéralement "j'essaye de commettre un crime"), qui pour sa part n'est qu'un aveu d'impuissance, traduit à elle seule les incertitudes auxquelles fait face Archibald. Se pose dès lors la question de la responsabilité par le biais de l'allégorie de cette contraction, sous la forme d'une boîte à musique. Peut-elle causer la mort avec le concours de la volonté de son propriétaire comme le suggère le conte de la gouvernante, ou s'agit-il d'une succession de coïncidences menant au décès? Ainsi, et en dépit de la perpétuelle inférence d'éléments extérieurs, Archibald se voit comme le criminel à l'origine des meurtres qu'il ne parvient pas à accomplir, mais qu'il imagine conformément à ce qui se produit par la suite. Pourtant coutumier du surréalisme, Bunuel cultive ici un rapport au fantastique paradoxalement très ancré dans le réel, contrairement à ce dîner aux contraintes intangibles dans L'ange exterminateur ou à celui à jamais repoussé par des forces aux voies impénétrables dans Le charme discret de la bourgeoisie.


La dimension onirique de la mise en image des pensées mortifères d'Archibald confère un beau cachet au film, par des jeux de fumée et de lumières fortement contrastées, par un son minimaliste et fantômatique, par des plans à valeur d'idéogramme comme celui montrant le sang qui coule depuis l'extérieur sur la victime à laquelle il est supposé être issu, symbolisant la violence du meurtre venue de l'extérieur elle aussi. Du reste, Bunuel fait vivre les lieux par des mouvements de caméra simples et justes, joue avec la profondeur et les miroirs, découpe l'espace pour composer le champ, et par conséquent le hors-champ, avec précision et maîtrise. En résulte l'une des oeuvres de l'espagnol les plus intéressantes visuellement.


La description d'une bourgeoisie oisive et décadente fait partie des obsessions du réalisateur et ne manque évidemment pas de se faire une place de choix dans le récit, au même titre que celle des tartuffes. La jeunesse du héro se déroule dans un milieu où l'argent tente de palier au manque d'attention, de cadre et d'affection de la mère envers son fils unique. La gouvernante n'est qu'un piètre ersatz de figure d'autorité féminine, et en fait rapidement les frais. Les autres victimes, qui représentent la majeure partie des seconds rôles, sont par ailleurs toutes des femmes:



  • L'une, bourgeoise et infidèle, se voue à la superficialité ainsi qu'à la cupidité et condamne son mari à se plier aux conventions sociales dans un contexte où les cornes lui poussent. Comme souvent chez Bunuel, la lourdeur des protocoles dans les milieux aisés est un véritable obstacle à la communication et conduit immanquablement à l'aberration propice à la comédie.

  • L'autre, femme fatale qui se détache des flammes, se joue des touristes crédules et des hommes qui la convoite. De par sa course au mariage de position sociale, de par ses invraisemblables visites guidées, de par sa séduction intéressée d'Archibald, elle ne vit que de tromperie tant et si bien qu'elle en vient à fournir un double inanimé lorsqu'on la demande. Certes elle ne meurt que métaphoriquement car c'est sur son double que sont projetées les pulsions assassines et sexuelles du protagoniste.

  • Vient enfin celle que l'on présente dans une chapelle à la lumière irréelle comme l'incarnation de la pureté, voire même comme l'espoir de rédemption d'Archibald, et qui s'avérera au final la proie de ses instincts. Anticlérical notoire, Bunuel met en avant la contradiction qu'il voit entre l'épanouissement personnel et le respect des dogmes, à l'instar de ce qu'il fera dans Viridiana et de ce que montre la représentation fantasmée de son meurtre par Archibald.


L'infirmière ne rentre cependant pas dans les catégories que je formule, son aggression étant cette fois motivée par son déni de la capacité de tuer du protagoniste, autrement dit par le couteau qu'elle remue dans les doutes de ce dernier. Il faudra attendre le même message exprimé par un homme en la personne du médecin pour qu'Archibald accepte son innocence et renonce enfin à sa boite à musique et au pouvoir qu'elle représente à ses yeux. Le propos de fond porte selon moi sur la reconnaissance de la place prépondérante du hasard dans la vie et sur la vanité de la volonté de contrôle absolu sur l'entourage.

oulianov
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le 26 nov. 2020

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