La vie (d'Adèle) : splendeurs et misères d'une fille diaphane.

Dès le début du film, on se sait chez Kechiche. Adèle prend divers transports en commun pour aller au lycée dans une succession de plans au montage fluide mais elliptique. Le cours porte sur Marivaux, "La vie de Marianne", qui donne ainsi par analogie son titre au film. On sait le cinéaste amoureux de Marivaux, amplement déployé dans "L'Esquive", mais c'est ici un amour de la langue et de la transmission d'un savoir qui se fait jour : dans le dernier segment du film, Adèle est devenue institutrice et éduque des enfants, comme elle fut éduquée autrefois. Entre ce point A et ce point B, nul marquage temporel, nul ancrage, juste un flux continu d'images, de scènes et de séquences espacées par des ellipses de parfois plusieurs années que l'on ne mesure qu'après coup. Soit respectivement Adèle au lycée, Adèle jeune institutrice en maternelle, puis Adèle institutrice en CP.

Je n'ai aucune envie de revenir sur les polémiques houleuses à propos du tournage, ni même sur la BD d'origine que je voulais lire mais n'ai pas eu l'occasion de me procurer - je la lirai. Je ne m'intéresse qu'au film, qu'à ce que l'on voit, et qui nous est projeté. Et c'est magnifique. La photo est superbe, avec des teintes bleues omniprésentes qui rappellent évidemment la fameuse BD. Ce sont des vêtements, des murs, des décors peints, des draps, des éclairages, mais surtout des toiles, celles d'Emma, et ses yeux et cheveux, magnifiques. Le montage et la mise en scène sont d'une virtuosité éblouissante, Kechiche atteignant la quintessence de son style avec ce film. Une grande abondance de gros plans et de très gros plans, souvent captés en mouvement, à l'épaule, dans de longs plans mobiles, presque vivants. Il traque sur le visage de ses interprètes l'émotion, mais surtout la pensée. Constamment on sent le bouillonnement intérieur qui anime Adèle, son désarroi face à la complexité de son identité sexuelle, son amour pour Emma, qui la rend sublime, puis son désespoir et sa solitude. Adèle Exarchopoulos est littéralement sur orbite, absolument sidérante de vérité et de vie du début à la fin. La séquence de rupture est à ce titre un séisme, une apocalypse émotionnelle, une déflagration monumentale, un moment de jeu inouï, intense et déchirant. Kechiche l'emprisonne dans son cadre, guette les larmes, la morve, la salive. Le corps la trahit, la vie palpite à l'écran dans toute sa grandeur et sa douleur.

C'est dans cet esprit qu'il faut lire les nombreuses séquences de repas. Oui, nous mangeons comme cela, pas toujours proprement, et non ce n'est pas dégradant de le montrer ainsi. Tout au plus remarque-t-on que les gens modestes mangent modestement (spaghetti bolo - unanimement appréciées) tandis que les grands bourgeois sont aux huîtres et aux langoustines (que déteste Adèle). Kechiche filme donc des corps dans ce qu'ils ont de plus humains et de plus vivants. Sécrétions,mais aussi mouvements, interactions. Ce qui m'amène au sujet qui fâche : la pornographie. Théoriquement, qu'y a-t-il de choquant à montrer les relations sexuelles d'un personnage lorsque l'on prétend filmer sa vie ? Rien. Donc le film est émaillé par quelques scènes, aussi crues que plastiques, aussi dérangeantes que stimulantes. La première est un rapport sexuel hétéro, filmé tout aussi "cliniquement" que les suivantes, sauf que ça dure moins longtemps. On voit même un bref instant le pénis en érection de l'acteur. Les deux ou trois autres scènes suivantes sont saphiques et sculpturales. Les corps y deviennent des enchevêtrements de membres, des fesses callipyges, des vulves, des bouches, des cheveux, des doigts. On se pétrit, on se malaxe la chair, on s'embrasse, se lèche, on s'aime et on se fait l'amour, furieusement, fusionnellement, avec acharnement. Les gens retiennent surtout cela du film, pourquoi ? Parce que c'est inhabituel. Mais sur 3h de long métrage, il doit y avoir maximum 20 minutes de sexe. Ce n'est pas un crime. J'ai toujours milité intellectuellement (c'est à dire dans mes réflexions personnelles) pour une porosité des frontières entre cinéma "traditionnel" et pornographie. Le cinéma peut et doit tout montrer, seule importe la manière. Ici, certes on ne peut s'empêcher de sortir du film quelques instants et de ne voir que deux actrices en train de coucher ensemble devant une caméra. Mais les scènes sont superbes : éclairages, cadrages, montage toujours, les corps ont rarement été saisis dans un moment si crucial avec tant de finesse, de sophistication, de vérité. Et je ne dis pas "tout le monde baise comme ça", pas plus que "toutes les lesbiennes baisent comme ça" : je dis simplement que dans le film, eu égard à la teneur de leur relation et à son intensité, eu égard aussi au discours sur l'art qui nous est fait et à la réflexion sur le nu, ces scènes sont crédibles et réussies, et même nécessaires.

Kechiche filme une femme qui advient au monde. Regardez-là au début du film, la caméra lui colle au visage, à la peau, à ses pores. Impossible de s'en séparer. Le monde existe à peine, il est flou, il est vide.Les plans s'étirent, gros, jamais larges, le monde est totalement nié. Avant d'exister aux autres, Adèle doit exister à elle-même. Et c'est à travers sa rencontre avec Emma que peu à peu, l'horizon, le champ même, s'ouvre. Les plans s'élargissent. Ses rendez-vous avec Thomas étaient des champs-contrechamps où chacun excluait l'autre, sauf lors de la rupture, brève réunion qui voit l'homme pleurer et partir, tandis que la fille reste, sur un banc et sous un arbre en fleur, comme elle. Cette première rupture qu'elle préside la fait éclore une première fois. Ensuite, lors des scènes avec Emma, dans le bar puis dans le parc, sous l'aveuglante lumière du soleil, le monde s'ouvre à elle. Emma est toujours dans le champ, la caméra laisse le visage d'Adèle tranquille, elle s'épanouit physiquement, devient enfin la belle femme qu'on nous vendait mais qu'on peinait à déceler. Son regard, son sourire s'illumine. Baignées de soleil, allongées sur l'herbe, bercées par la brise, les mots ne sont plus nécessaires. Caresses, rires, baisers : elles sont radieuses. Ce bonheur devient vite jouissance, passion, dévoration même. Les scènes de sexe sont aussi intenses à cause de cela, elles se domptent mutuellement, elles fusionnent et ne font plus qu'une. Un fatras de chairs d'albâtre, de peaux marmoréennes et de cheveux, bleus et bruns. Mais l'union sera bien vite fragilisée, puis niée : lors d'une fête chez Emma, quelques années après, la synchronisation entre un fantomatique écran et le jeu d'Adèle nous indique qu'un cap est franchi. L'apothéose est derrière elle, la voilà qui erre, seule, perdue, dans un jardin peuplé de statues vivantes. La jalousie qui tait son nom, la rivale enceinte. L'amant qui se profile par étapes. Le bonheur perdu, les idéaux contradictoires. Un regard rapide sur la construction du film nous indique une construction en cercles concentriques, ou "ring konstruktion", chère à certains rhéteurs grecs ou latin. Ouverture et conclusion en écho : l'école et la transmission du savoir; scènes miroirs : le bar gay, le bar lesbien, l'anniversaire d'Adèle, la soirée d'Emma, le repas chez les parents de l'une, puis de l'autre. Et entre ces éléments qui se répondent, deux refrains qui se martèlent : la loi des corps qui s'enlacent, les instants figés,sacralisés dans le parc. Une fois vaincue, Adèle y retournera, sur ce banc chéri, comme une clocharde désespérée.

Adèle se découvre, Adèle aime, la passion est ardente mais ne dure qu'un temps. La chute sera violente, insoutenable, et la reconstruction, difficile. Une scène cruelle de retrouvailles prend une tournure malsaine qui me fait songer à quelques mots de Brel "Laisse-moi devenir l'ombre de ton ombre, l'ombre de ta main, l'ombre de ton chien". Kechiche filme alors avec lucidité la déchéance du sentiment amoureux lorsqu'il tourne au désespoir et à l'obsession. A cet acte fou, presque ridicule, Emma répond une phrase bouleversante "J'aurais toujours pour toi une infinie tendresse." Quiconque est resté en couple plusieurs années avec quelqu'un saura ce que pèsent ces mots. Justesse dans le filmage, justesse dans la direction, justesse dans les dialogues. L'expérience serait-elle parfaite ?

Hé bien non. Malgré tous ces temps forts, malgré la performance hallucinante d'une actrice, malgré les séquences radieuses de complicité entre Emma et Adèle, malgré la mise en scène prodigieuse, la grâce ne perce que par intermittence. Du génie il y en a. Le format est respectable et le film n'est pas trop long - je le trouve même un peu court sur la fin. En revanche il a pour ainsi dire les défauts de ses qualités : un tel scénario exige des moments creux, des scènes moins intenses. Il y a quelques couacs, quelques dialogues qui ne prennent pas (le discours sur l'art est assez calamiteux par moments), quelques idées trop rapidement jetées sur l'écran (la lutte des classes caricaturale, l'absence de la première copine d'Emma, la peinture un peu monolithique du milieu gay). Et puis les ellipses qui se comptent en années ont un revers sur le physique d'Adèle Exarchopoulos, qui, tout aussi géniale soit-elle, ne peut réussir l'exploit d'être aussi crédible en lycéenne (elle l'est) qu'en institutrice en poste depuis des années (elle l'est moins). On retrouve également quelques éléments qui rappellent "La Graine et le Mulet", autre chef d'oeuvre du cinéaste. Son habileté à filmer un corps en mouvement - et quel autre mouvement que la danse pour transfigurer un corps ? - à plusieurs reprises ici (anniversaire d'Adèle, flirt avec Benjamin Siksou); mais la fin du film évoque aussi cet autre film : l'intrication du collectif (le vernissage) et de la tragédie intime (la solitude d'Adèle), pour un finale aussi émouvant mais plus apaisé.

Il y a néanmoins une énergie, une radicalité de la forme et du propos qui m'enchantent et me ravissent. Que ce film existe, tel qu'il existe, et peu importe à quel prix il en fut pour qu'il se fît, c'est un bonheur et une nécessité. En prime, j'ai compris l'étrange sous-titre de l'oeuvre sur le tard, lors du dernier plan du film. Il y a clairement plusieurs chapitres ici, qui ne sont pas nécessairement explicités par le découpage du métrage. Si d'autres ne sont probablement pas à venir à l'écran, rien ne nous dit qu'il n'existent pas dans la vie de ce qui s'est créé devant nous trois heures durant : un personnage. Vivant.

Créée

le 11 oct. 2013

Modifiée

le 13 oct. 2013

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Krokodebil

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