Difficile d'être passé à côté de la déferlante La Vie d'Adèle, aussi bien d'un point de vue médiatique, polémique, qualitatif voire éthique. Depuis le triomphe cannois, La Vie d'Adèle a fait son bonhomme de chemin, gardant une certaine importance dans les médias de par l'incontestable victoire au Festival mais surtout depuis la polémique qui entrave la promotion du film depuis près de deux mois autour des conditions de tournage et ce divorce consumé entre Léa Seydoux et Abdellatif Kechiche. Pas la peine d'y revenir, l'essence même du film demande à ce que le spectateur passe au-dessus de la polémique pour ne s'intéresser qu'à la beauté de ce long-métrage. Kechiche est un de ces réalisateurs de la vieille époque, de cette époque où l'on torture ses acteurs espérant une grâce interprétative. Claude Chabrol disait de ces réalisateurs qu'ils attendaient que la tension laisse place à la passion artistique, un moment sensible difficile à atteindre pour les acteurs. Peut-être que pour obtenir un tel film, il faut passer par là. Qu'importe le comportement du réalisateur sur le plateau, intolérable ou non, il faut reconnaître que le film est porteur de nombreuses qualités mais qu'il n'est pas dénué de défauts et que son parti-pris réaliste, explicite et voyeuriste ne plaira pas à tout le monde.
Césarisé pour L'Esquive ainsi que La Graine et le Mulet, Kechiche est un cinéaste majeur dans le cinéma français actuel. Moins adulé par le grand public, il n'empêche que l'artiste est un formidable directeur cinématographique et que sa volonté d'être au plus près du réalisme lui confère une identité certaine. La Vie d'Adèle ne déroge pas à la règle et au contraire elle la surpasse, tant les dialogues de lycéens et ces situations de l'adolescence semblent justes et sincères. La Vie d’Adèle est adapté très (trop) librement de la BD de Julie Maroh, Le Bleu est une couleur chaude, au point que les connaisseurs s'insurgent contre la vraie-fausse adaptation du film. Une bande-dessinée qui ne sert que de base pour étaler un florilège de thématiques, de sujets de sociétés parfois à peine effleurer, parfois longuement rabâchés. Ainsi tour-à-tour, le spectateur se remémorera ce malaise de l'adolescence, celui où l'on juge sans savoir, celui où les copines n'ont pas la maturité pour juger et comprendre l'autre. De ces moments naît un certain malaise tant les dialogues rappellent ces réunions entre copains et copines à la pause ou avant les cours. Il y a également un certain charme, une gêne qui se crée lorsque le garçon discute pour la première fois avec la fille, ce moment où l'on ne sait pas quoi dire et qui provoque des visages béats. Il y a ces premières fois très crues, où le sexe est montré de la manière, paradoxalement, la plus explicite et la plus artistique possible. Il y a une forme de pornographie mais en moins vulgaire. La mise en scène y est très certainement pour quelque chose tant ces plans rapprochés sur les corps, les peaux qui s'effleurent, les langues qui s'entremêlent ou les mouvements amples des bras et des jambes offrent des moments de symphonies corporelles absolument épatantes. Épatantes mais dérangeantes à regarder, les scènes lesbiennes sont beaucoup trop voyeuristes pour y éprouver quelque chose d'appréciable. Il ne faut pas oublier que le sexe est appréciable mais le regarder de cette manière a quelque chose de très désagréable. Du moins, c’est surtout la longueur de ces scènes qui font qu’au bout d’un certain temps, ces scènes deviennent éprouvantes. Le film a fait parler de lui en raison de cela, et effectivement ces scènes ont le mérite de provoquer des réactions, des sensations qui ne remportera pas l’adhésion de tout le monde.
Outre cela, Kechiche aborde de manière frontale, presque cliché, l’aspect social qui se dégage de ces deux lesbiennes issues de milieux différentes. D’un côté, la lesbienne assumée acceptée par sa famille bourgeoise au verbe élégant dégustant des huîtres. De l’autre, une fille à qui « il manque un truc » et qui ne sait concrètement pas comment dialoguer avec ses parents au maigre vocabulaire ingurgitant des plats de pâtes. Il ne faut pas nier que des différences régissent ces deux milieux mais ici le trait est un peu trop appuyé pour ressentir une certaine justesse de ces disparités sociales. Et finalement c’est seulement dans le couple que la subtilité de cette divergence de milieu se fait la plus forte. Les dialogues ne sont composés que de peu d’échanges car les deux personnages ne se comprennent concrètement pas. Chacune a une orientation opposée qui font qu’elles ne sont pas spécialement faites pour être ensemble mais au fond, leur amour est basé sur autre chose, une chose essentielle dans le couple, le plaisir physique. Dès lors, il est vrai que malgré la gêne occasionnée par ces scènes de sexe, il y a quelque chose de très charnel, de très beau dans l’acte qui rend la relation d’autant plus compréhensible.
Les médias n’ont pas arrêté de souligner que le film traitait de l’Amour comme s’il s’agissait d’un couple hétérosexuel, dans le sens où les sensations sont les mêmes et que malgré les différences d’orientations sexuelles, l’Amour reste le même. Ainsi, il devient à un moment monotone, un peu vide, moins passionnée. Il y a la routine qui s’installe, mais le plaisir corporelle reste toujours présent, alors parfois le besoin se ressent et la tentation d’aller voir ailleurs est forte, très forte. Mais pourtant, il y a toujours cet amour qui est présent, cette construction du couple qu’on n’oublie pas mais qui fait, qu’avec le temps, on désire autre chose. On désire connaître d’autres expériences, par solitude, abandon ou tout simplement envie immédiate. Alors, Kechiche montre que le désir ultime ne peut être atteint et que lorsque celui qui s’en rapprochait le plus n’est plus là, et bien le manque se fait d’autant plus ressentir, au point d’essayer de le ressentir à nouveau. Le cinéaste trouve vraiment les situations pour faire ressentir de manière très réaliste ces moments de grâce, de fulgurance et de passion de l’Amour. Ce côté charnel, ce ballet des corps en contact, cette relation mue par une extase physique indescriptible. Ca a quelque chose de beau mais qui demande un effort de la part du spectateur car rentrer dans cette intrigue a un prix, celui d’être prêt à voir les aspects les plus crues d’une relation.
Ce qui ajoute au réalisme du film, c’est bien évidemment la performance des actrices mises en avant un peu partout. Si Léa Seydoux est correcte, voire bonne, dans son jeu malgré quelques moments de faiblesses, il faut reconnaître que La Vie d’Adèle est le film d’Adèle Extrachorpoulos. Personnage principal, elle concentre également toute l’attention de la caméra et de Kechiche. Il y a une évolution forte qui se ressent entre son adolescence et son entrée dans la vie d’adulte en tant qu’institutrice. S’il est assez difficile de croire à son statut d’institutrice (elle n’a physiquement que 19 ans), l’intérêt de ce nouveau chapitre réside ailleurs. Il réside dans cette relation qui ne sait plus où aller car les deux protagonistes ont deux ambitions différentes. D’un côté une vie de création artistique, au jour le jour pour Emma, et de l’autre, une vie réglée passée entre les journées à l’école et le quotidien monotone d’une vie à la maison. Deux ambitions qui vont provoquer la déchirure, dans une scène de dispute où Adèle se révèle épatante tandis que Léa Seydoux amuse et n’arrive pas à nous faire croire à son comportement de femme en colère. C’est en cela, et d’autres scènes, qu’Adèle se révèle supérieur à sa compagne du film. C’est assurément la révélation du film, et certainement du Festival de Cannes. Et finalement leurs intentions nous renvoient à une autre scène du film, celle où elles se retrouvent dans un bar, quelques temps (mois ? années ?) après leur séparation. La mise en scène se rapproche, se pose au plus près des visages, éclipsant toute réalité autour d’elle, laissant planer un malaise dans la discussion avant d’aboutir à un désir sexuel immédiat et incontrôlable. Et finalement avec cette scène, Kechiche nous dit que même dans la relation, le sexe n’est pas l’aspect le plus important du couple, Emma préférant rester avec sa compagne actuel bien qu’elle ressente ce manque physique. L’Amour sous différents jours, ça semblait être la promesse du film de Kechiche.
La Vie d’Adèle est un beau film car il est au plus près du réalisme et c’est une chose de rare de voir un réalisme si troublant au cinéma. Très certainement un monument récent du cinéma français et la pièce maîtresse de la filmographie de Kechiche. La Palme d’Or qui lui a été attribué ne mérite cependant peut-être pas d’être aussi acclamée et incontestable. Certains aspects du film sont dérangeants notamment ces facilités de création de l’environnement autour de ce couple lesbien, et cette divergence de milieu social. De même que l’avancée du personnage d’Adèle dans la vie qui n’acquiert aucune maturité et dont l’âge de 19 ans se ressent fortement à l’écran. Des petits points qui ne gênent pas fondamentalement la projection mais qui ont le mérite de titiller la rétine. C’est en cela que l’on différencie les chefs-d’œuvre des très bons films. Au-delà de ces points, Kechiche nous transporte, et nous fait croire à son univers qui est également le nôtre, grâce à des dialogues brefs mais justes. De même, La Vie d’Adèle pourrait se nommer en titre de chronique « Le Film d’Adèle » tant l’interprète principale concentre sa présence sur les trois-quarts des plans du film. La Vie d’Adèle, c’est tout simplement l’Amour (hétéro ou homo, l’intrigue vaudrait pour les deux) défini par Abdelatif Kechiche, défini de la manière la plus méticuleuse et la plus crue possible. Les spectateurs lambda qui se seront contentés d’une affiche –presque mensongère- et d’un trailer édulcoré seront les plus outrés par ce réalisme d’une véracité déconcertante. Il reste néanmoins de La Vie d’Adèle la sensation d’avoir assisté à un très bon film, capable de faire éprouver de multiples (et pas des plus agréables) sensations. Et c‘est en cela que le cinéma est le plus fort.