Il y a eu, sans doute, un peu trop d’emballement et d’unanimité, une sorte de malentendu autour de cette Vie d’Adèle étrangement plébiscitée. Laissons de côté sa portée éventuellement symbolique en plein climat post-mariage pour tous et les quelques dérapages qui n'en valent pas la peine. Oublions les polémiques qui n’en sont pas (des actrices qui larmoient puis qui balancent puis qui s'expliquent ; Julie Maroh, auteur de la BD adaptée, trahie et bafouée ; Kechiche humilié, blessé, sali, Kechiche une ordure, Kechiche un tyran, Kechiche imbuvable, comme si Cameron, Pialat ou Mocky n’avaient jamais existé…). Négligeons les cancans à répétition, les piques à n’en plus finir, les allégations et justifications à tour de rôle par médias interposés. Faisons fi de tout et allons à l’essentiel : un film abrasif qui, dans son dernier tiers, ne parvient plus à tenir la distance.
Kechiche, cinéaste de l’épuisement et réalisateur qui sait prendre son temps (tous ses films font deux heures ou plus), qui sait le distendre, le répéter ou le rompre, c’est selon, le ramasse tout à coup dans la dernière heure de façon maladroite, gâchant tout le crédit, tout le souffle romanesque de l’entreprise. Comme un air de sabotage. Comme une balle dans le pied. À la rigueur, une quatrième heure aurait peut-être permis un meilleur enchaînement des enjeux en cours plutôt que de les concasser à la va-vite. De fait, l’intensité des débuts se transforme en ennui, puis en exaspération. Intensité d’une sexualité nouvelle qu’on teste et qu’on appréhende (face à l’inconnu, face aux interrogations, aux jugements des autres…), qu’on veut comprendre et qui s’éveille aux moindres des sens.
Intensité d’un regard croisé dans la rue, d'une tentation, d'une envie démultipliée ou d’une drague dans un bar (la scène est magnifique, les minutes suspendues), étincelante littéralement (le visage d’Adèle est alors éclairé comme si le bonheur la transfigurait), genre gros vertiges de l’amour. De cet amour, Kechiche en suit le chemin précis et brûlant, accompagnant Adèle à chacun de ses pas, à chacune de ses chutes et de ses étreintes avec Emma. Premier baiser, première caresse, premier coït, rencontre avec les parents, avec les amis, puis vie en couple, puis éloignement, puis différences et déchirures. Rien de nouveau dans les choses de la vie et les comportements humains, mais avec son naturalisme à tout prix, son cinéma vérité avant tout, Kechiche brille à capter les petits riens du quotidien, du langage, du corps et des tumultes de l’émoi (ou désespère autant ceux rétifs à son style, ceux hostiles, ceux ronchons).
Mais il les achève, ces choses de la vie, en précipitant tout, harassé, dépassé soudain par sa propre volonté de complétude ; Kechiche se montre moins avisé, n’exalte plus aucune subtilité, sacrifie la grâce, une exigence. Kechiche perd la main. C’est qu’Adèle n’est plus qu’un amas tressaillant de larmes et de morve sur lequel il s’attarde trop (usant et abusant de gros plans impitoyables), un amas qui n’intéresse plus, qui agace même, sans plus de séduction (celle d’avant quand on sentait son cœur battre vraiment, son regard embraser son amoureuse, la bouffer crue). Avant ça restait fort, prenant, vivant. Mais quand Adèle se lamente, ça devient lourd, ça devient gnangnan, pas subtil. Certes, on fait rarement dans la demi-mesure lors d’un chagrin d’amour, mais là c’est Kechiche qui ne sait pas en tirer autre chose qu’un banal mélodrame de la rupture.
Les scènes deviennent convenues, finissent par être pénibles. On s’accroche. On décroche. La dispute/séparation entre Adèle et Emma est aussi éculée qu’un vieux boulevard (Léa Seydoux y est particulièrement mauvaise), l’entrevue au café est plombée de dialogues ringards, la dernière scène dans la galerie tourne au pis-aller expéditif, et les disparités de cadre social (Emma vient d’un milieu aisé et cultivé avec des parents cools, ouverts, et Adèle n’y connaît rien à l’art parce qu’elle n’est qu’une institutrice venant d’une famille "moyenne" de quasi beaufs qui regardent Questions pour un champion le soir en mangeant à table à 18h ; de telles dispositions à la facilité et aux raccourcis n’auraient jamais été tolérées chez un autre) sont surlignées lors d’une soirée très bobo où Adèle, exclue des conversations sur Egon Schiele et Gustav Klimt, fait consciencieusement la boniche sans moufter. On s’aime, mais chacune à sa place, chacune dans son rang.
Instant charnière du film qui va précipiter la relation dans le néant, vers un orage qui s’annonce, mais instant charnière loupé en beauté. Et puis le temps est censé avoir passé, avoir bondi de presque deux ans uniquement parce qu’Emma n’a plus les cheveux bleus et qu’Adèle porte des lunettes en faisant la dictée à des enfants (les séquences sont d’ailleurs un tantinet ridicules : on jurerait d’une parodie d’Être et avoir). L’ellipse temporelle voulue par Kechiche est grossière, artificiellement fabriquée, réduite à des détails matériels négligeables qui gênent la progression psychologique peu probante, pas assez fouillée et pas assez évoluée de toute façon (Adèle passe ses journées à seulement ruminer et/ou à pleurnicher, au boulot, chez elle, dans la rue : franchement, c’est ça s’affirmer femme ? C’est ça devenir adulte ?).
Et si Kechiche, visiblement dépassé par ses trois millions d’heures de rushes à ne plus savoir quoi en faire (une suite, sérieusement ?), avait tout simplement mal géré son montage, mal ambitionné les tenants et aboutissants de sa fresque passionnelle, échouant sur la fin à saisir, à empoigner les fragments de l’existence de manière plus convaincante que le tourbillon des deux premières heures ? Un sabotage donc. Une balle dans le pied. C'est bien dommage pour ce bel apprentissage des sentiments, de leur naissance à leur inéluctable effritement. Adèle Exarchopoulos (fascinante et crispante à la fois) et Léa Seydoux (crispante et… crispante) se donnent pourtant à fond sans broncher et sans pudeur, conscientes d’être totalement révélées par Kechiche (et l’étant, de fait).
Leurs fameuses scènes de sexe à la limite de la pornographie, étendues, inconfortables, liturgiques presque, finissent par piquer les yeux, par intimider carrément (davantage parce qu’on se demande, à la longue, jusqu’où ont dû aller Seydoux et Exarchopoulos dans l’affaire, tout en sachant qu’il y a là-dessous une histoire de prothèses), et on pourra toujours questionner leur légitimité si on veut ergoter pour la forme (montrer le désir brut, assouvi, total, ou abattage érotique complaisant ?) ou s’offenser pour la frime. Kechiche a réussi à marquer le coup, clairement (buzz, palme d’or et controverses : le cocktail parfait), entourloupant son monde avec cette Vie d’Adèle qui n’est certainement pas un chef-d’œuvre ni un grand film ni un choc annoncé, mais un énorme bloc de vie dévasté et fissuré.