La Vie d'Adèle - Chapitres 1 et 2 par Tanguydbd
Kechiche est le cinéaste du social. Ses films sont fondés sur cette base et brassent des thèmes comme l’immigration, la banlieue, l’esclavage…qui vont permettre de se concentrer sur les différences de langages entre les individus. Il n’est donc pas si étonnant de l’avoir vu s’emparer de l’adaptation de « Le Bleu est une couleur chaude », bande-dessinée narrant la passion amoureuse homosexuelle d’une adolescente.
Le cinéma de Kechiche est caractérisé par l’ultra-réalisme. Ses films sont longs, les scènes étirées jusqu’à l’épuisement, de manière à faire éclater la vérité, si chère au réalisateur. C’est un moyen somme toute assez commun, l’art comme miroir posé au travers d’un chemin, mais qui a permis à Kechiche de devenir le symbole d’une certaine vision du cinéma d’auteur français, s’administrant au passage le soutien inconditionnel de la critique.
La Vie d’Adèle est un film malade, dans le sens donné par François Truffaut : par sa durée (3 heures), la volonté de retranscrire une histoire d’amour de son commencement à sa fin, l’envers du film et les conditions de tournage chaotiques… Kechiche a le mérite, à cet effet, de se concentrer sur l’aspect cinématographique (le récit de l’histoire d’amour), et d’éviter tout militantisme lourdaud (le film ne contient qu’une seule scène d’homophobie de la part des camarades d’Adèle ; il place directement les deux personnages principaux comme des personnes normales qui s’aiment comme pourraient s’aimer deux hétérosexuels).
Cependant, son film est raté. D’une part, au niveau même de sa forme, d’autre part, par sa représentation de clivage insupportable entre les deux familles d’Emma et d’Adèle et in fine, de la vision de l’Art donnée par le film.
En effet, le film pêche par son ambition, et montre à ce titre les excès de l’ultra-réalisme au cinéma. Il essaye ainsi de montrer le désir, la naissance d’une passion jusqu’à son délitement mais oublie tout l’essentiel, c’est-à-dire, le quotidien et quel rôle celui-ci va jouer sur l’amour entre Adèle et Emma. Pour représenter huit années de relation, il faut évidemment des ellipses mais ces dernières sont confuses, on fait ainsi des bonds de plusieurs années dans le temps de façon grotesque et mal amenée. Ces ellipses nuisent beaucoup au film dans le sens où elles opèrent une distance vis-à-vis du spectateur, et emmènent à la conclusion suivante : Kechiche sait clairement filmer l’aspect sensoriel mais n’est pas un cinéaste du temps. C’est pour cela que les scènes de la rencontre ou de la rupture sont impressionnantes de maitrise et restent en mémoire, car elles ont été vécues par la plupart des spectateurs, elles parlent à ces derniers. Mais ce sont des scènes à part, le film, dans sa globalité, est lui mal-agencé. Ça en devient presque gênant.
Ainsi, le film montre peut-être les limites de l’ultra-réalisme au cinéma. Extrêmement ambitieux, il devient vite vain car il oublie l’image : une réalité différente de la nôtre, ne nous apparaitra pas comme réaliste, mais sera cependant réelle de par la superposition entre le spectateur et l’histoire ; c’est le travail de l’image. Raconter une histoire d’amour n’est pas forcément mieux traitée sur le plan réaliste, d’autant plus qu’à la moindre petite invraisemblance ou remarque « Oh mais personne ne réagit comme ça en vrai », la démarche du film se retrouvera contestée.
Et puis, il y a peut-être la métaphore la plus grossière de l’histoire du cinéma avec les huitres qu’Adèle n’aime pas, mais qu’Emma se propose de lui faire goûter. On n’enlèvera pas à l’esprit, qu’une telle comparaison est douteuse, et même représentée dans le film comme une blague, elle n’en reste pas moins une métaphore de l’histoire qui se joue.
Le parallèle qui est fait d’ailleurs entre les deux familles est méprisante, la famille d’Adèle mange des spaghettis en regardant « Questions pour un Champion », tandis que chez Emma, on sirote du vin blanc, on parle d’art tout en étant hyper tolérant. C’est réduire à des codes sociaux, enfermer des individus dans une sorte de posture sociale prédéterminée (Adèle pleure, la morve au nez, Emma est plus réservée dans sa douleur), et qui marque une frontière entre les deux personnages. Peut-être est-ce l’influence d’une époque mais au cinéma, c’est d’une affreuse banalité. Et cela se retrouve dans la vision de l’Art prônée par le film. Une des raisons implicites de la rupture entre Adèle (proche des enfants et institutrice) et Emma (artiste peintre) serait la différence des deux milieux dans lesquelles elles évoluent. Ainsi, l’Art exclut l’individu (de la part quand même de profonds débiles qui ne savent même pas de quoi ils parlent – parce que Kechiche lui-même ne sait pas de quoi il parle !), ce qui est tout simplement insupportable. De ce côté-là, le film est profondément condescendant envers le milieu d’Emma, d’autant plus que ses peintures sont immondes. Et tout ça pour un réalisme contemporain tronqué comme vu précédemment : c’est réduire l’Art à un prétexte d’incompréhension et finalement à peu de choses.
La note se justifie enfin par les récompenses octroyées au film, ainsi que son unanimité. Elle est peut-être justifiée mais ériger ce film comme la crème du cinéma des années 2010 démontre un certain abandon et résignation ; on peut faire mieux que ça, il reste plein de choses à faire et à dire.