S’il existe un sujet de cinéma difficile à aborder, à manipuler avec la plus grande précaution, c’est celui de la machine de mort nazi et son corollaire le plus emblématique, le camps d’extermination d’Auschwitz-Birkenau. De fait Jonathan Glazer fait un choix aussi intelligent que fructueux tant moralement que cinématographiquement, le choix de ne jamais montrer à l’œuvre le camps mais de le disposer à l’arrière-plan, voire hors champ tout en en faisant un élément toujours présent. Glazer évite ainsi le procès en spectacularisation. Ainsi la juste distance avec le sujet est prise d’emblée.
Jonathan Glazer alterne dans la « Zone d’intérêt » les dispositifs de mise en scène. Il démarre son film avec ce qui pourrait s’apparenter à du cinéma expérimental (3 à 4 minutes d’écran noir accompagné d’une musique de Mica Levi. Cette séquence, outre le fait qu’elle fonctionne comme une mise en condition du spectateur, fonctionne également en tant que note d’intention stylistique d’un film qui va faire du son un élément à part entière pour faire surgir le camp dans le champ. Ainsi le travail du design sonore de Johnnie Burn (qui a travaillé avec Lanthimos notamment sur « The Lobster » et « La Favorite ») devient un élément présent en permanence constitutif du malaise que produit le film.
Ensuite Glazer installe son dispositif de mise en scène en disposant des caméras dans toutes les pièces de la maison de la famille de Rudolf et Hedwig Höss comme un dispositif panoptique évoquant par instant la vidéosurveillance ou bien la téléréalité. De fait Glazer joue les équilibristes avec une mise en scène qui parvient à éviter miraculeusement le voyeurisme pour capter à travers ses images quelque chose de l’imaginaire nazi tout en interrogeant notre imaginaire du nazisme.
C’est que la représentation de la famille Höss, très loin des vociférations présentes dans de nombreuses occurrences audiovisuelles évoque forcément un autre cliché, celui de la banalité du mal. Sauf que les scènes de travaux de bureau de Rudolf Höss montre bien la conviction avec laquelle il effectue son travail. Ainsi Glazer met davantage en scène la Leitsung (performance) à l’œuvre dans la culture nationale-socialiste.. Leitsung démographique d’une famille Höss riche de cinq enfants et Leitsung au travail d’un Rudolf Höss d’une efficacité redoutable dans son entreprise d’extermination qui lui vaudra même une promotion. Tout cela en fait une famille modèle aryenne avec un père qui veille sur eux en bon père de famille.
De plus, Glazer met en scène, à travers la famille Höss le Lebensraum (souvent traduit espace vital mais qui littéralement signifie biotope) une entreprise de prédation coloniale. Ainsi, l’installation des Höss à Auschwitz leur permet d’accéder à un confort bourgeois, à une ascension sociale tout en étant à l’avant-garde de la captation des biens des juifs (une scène de manteaux de fourrure, un diamant trouvé dans du dentifrice, etc.). Tout y est prédation tant des territoires que des biens et même des corps Rudolf Höss faisant appel aux services d’une jeune femme dont on ne saura pas si elle est prisonnière du camp ou polonaise.
Par ailleurs le film dispose juxtapose le motif du fantasme aryen bucolique avec les réalités cauchemardesques sur lesquelles elle a été érigée. La somptueuse demeure subventionnée et son jardin évoque un Éden en toc que même la mère d’Hedwig venue en visite ne peut supporter faute dans avoir l’habitude. C’est peut être dans ce motif que ce situe un des éléments les plus terrifiants du film. Pourvu qu’il en est le temps, l’humain s’habitue à tout, même à la mort de masse mécanisée.
Si « La zone d’intérêt » dérange et met mal à l’aise, ce n’est donc pas en recourant à la véracité obscène des reconstitutions qui en tant que telle ne sont que des palliatifs rassurants pour notre contemporanéité que nous percevons comme civilisée mais en cherchant à capter une quotidienneté, l'anodin, qui par beaucoup d’aspects est bien proche de la nôtre.
Un très (très) grand film.