Il peut être très facile de se moquer d’une œuvre de Bresson et en particulier de son Lancelot du lac, qui se trouve aux antipodes de tout ce que l’on peut attendre d’un film de chevalerie. Il faut ici faire le deuil de tout décor grandiose, de costumes, d’acteurs qui jouent et de musique épique. Bresson est connu pour rejeter tous ces éléments qui pour lui ne relèvent pas du cinéma, mais plutôt d’un simple « théâtre photographié » et d’une tentative d’imitation du Moyen Âge vouée à l’échec. Il essaie donc quelque chose qui n’a jamais été fait et qui ne ressemble à aucun autre film du genre, ni même à aucun autre film tout court, si on excepte ceux de Bresson lui-même. Pour parler de la mise en scène d’un film aussi marginal que celui-ci, il faut donc toujours plus ou moins repartir de zéro, et en repasser par la conception générale que Bresson se fait du « cinématographe », car celui-ci renie pratiquement la totalité des autres productions cinématographiques, allant même jusqu’à considérer, jusqu’à la fin de sa vie à la veille du XXIe siècle, que l’art cinématographique restait encore à inventer.


Son idée est qu’un film qui relève purement de l’art cinématographique doit susciter des émotions par le montage d’images et de sons obtenus avec des éléments du réel. Il refuse notamment le jeu d’acteur qu’il réserve au théâtre, et c’est souvent cette radicalité qui peut rendre ses films hermétiques. Voir des acteurs non professionnels réciter un texte sans intonation peut être déstabilisant. Mais le but de cela est de ne garder que l’émotion la plus pure, sans l’enjoliver ou la forcer par des effets comme le jeu d’un acteur, gratter tous les ornements pour révéler la beauté brut d’un individu ou d’un objet. Et de fait, chez Bresson, les gens apparaissent à l’écran comme plus vrais que jamais, pas dans le sens où ils jouent bien, mais dans le sens où l’on voit les vraies personnes, leur vrai regard, leur fragilité, on ne les voit pas faire une performance. On n’aurait pas tort de rétorquer à Bresson qu’il est possible d’aller chercher de l’expressivité chez un acteur sans le faire jouer, en lui faisant par exemple interpréter son propre rôle ou en le conditionnant de manière à lui faire oublier la présence de la caméra, comme pouvait le faire Renoir, ou plus tard Pialat puis Kechiche par exemple, mais il est intéressant de voir au moins un cinéaste qui aura essayé de ne garder que le corps, le regard et la voix « blanche » de l’acteur, c’est-à-dire son âme (Bresson était très religieux) à l’état brut.


On pourrait en dire autant des décors et costumes anachroniques du film, qui n’imitent pas du tout ce que pouvait être la société médiévale. Bresson part du principe qu’un film ne peut réellement refabriquer un Moyen Âge authentique et qu’il doit de tout façon s’ancrer dans le temps présent (puisque la caméra ne raconte pas, elle enregistre le présent directement), utilisant donc uniquement des éléments réels : un vrai château fort qui tombe ruine, une vraie forêt semblable à celles dans lesquelles on peut se promener aujourd’hui, etc. Et là aussi, il ne garde que les objets essentiels, sans ornement, un ascétisme qui est pour Bresson une véritable éthique de vie, bien au-delà du cinéma, puisqu’il avait en horreur la société matérialiste et capitaliste de son époque et réalisera l’un des premiers films traitant d’écologie trois ans plus tard, au sujet duquel il tiendra ces propos : « Ce qui m'a poussé à faire ce film, c'est le gâchis qu'on a fait de tout. C'est cette civilisation de masse où bientôt l'individu n'existera plus. Cette agitation folle. Cette immense entreprise de démolition où nous périrons par où nous avons cru vivre. C'est aussi la stupéfiante indifférence des gens, sauf de certains jeunes actuels, plus lucides. ».


Mais au-delà de l’épure des la mise en scène de Bresson, si on peut encore parler de mise en scène, ce qui est frappant dans Lancelot du lac, c’est que c’est une merveille de découpage. Tout ce dépouillement a pour principal intérêt de faciliter le pouvoir de transformation que les images et les sons, montés ensembles, peuvent avoir les uns sur les autres, et c’est à ce niveau-là une réussite totale. En ne gardant par exemple que les sons, dépouillés de tout bruit parasite car enregistrés à part puis postsynchronisés, des armures ou des sabots d’un cheval, Bresson leur donne une présence incroyable dans les cadres ou dans le hors champ. L’un des plans les plus marquants du film se situe au début : on voit simplement une main tenant une épée renverser les cierges en fer qui sont posés sur l’autel d’une chapelle, plan là aussi habité d’une intensité incroyable grâce à cette épure qui fait ressortir le fracas des objets qui se renversent et s’entrechoquent. Ce plan fixe est intercalé entre deux plans panoramiques de chevaliers qui traversent une forêt. En dix secondes et trois plans, forêt-autel-forêt, sans plan d'ensemble pour montrer les cavaliers pénétrer dans la chapelle, sans expliquer leurs motivations, toute une scène est suggérée. Les ellipses de ce film ont un pouvoir évocateur immense. Chaque objet ou son porte une matérialité, un poids et une force de suggestion grâce au montage, comme dans les séquence d’entraînement aux joutes, où la vitesse et l’impact d’un coup de lance est rendue à chaque fois en deux plans : un où la caméra est embarquée sur le cheval et ne montre que le sol qui défile avec la pointe de la lance fixe au premier plan, puis un plan sur l’armure d’entraînement avec le son du cheval au galop qui approche et l’impact brusque qui fracasse le bouclier. L’obsession de Bresson pour le découpage est ici aussi manifeste que dans Pickpocket, qui est probablement son film le plus impressionnant à ce niveau-là. À la fin du film, et les derniers plans d’un film de Bresson sont souvent ce qu’il réussi le mieux, il lui suffit de montrer un enchaînement de plans sur des chevaux fuyant sans cavalier puis dans un silence de mort, un amas de corps ensanglantés, pour suggérer tout une bataille au dénouement tragique.


Même si Lancelot n'est pas des films les plus faciles d'accès, c'est une œuvre qui fait du bien car elle fait le vide et nous permet de réentendre le son de deux épées en fer qui se croisent, de ressentir le poids d'une armure, là où l'accumulation d'effets et de bruitages convenus dans d'autres films tend à effacer cette force brute de la matière.

BillCarson1966
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le 17 mars 2025

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Bill Carson

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